“Peut-être que le destin, cette nuit-là, fut attentif à nous pour la première fois, peut-être que sans lui la tapisserie serait restée belle et simple dans ses tons pastels, peut-être que les couleurs soutenues n’y seraient pas entrées, mais peut-être fut-ce tout simplement le hasard qui rassembla ces gens au même endroit, ou une humeur de la Nature, une humeur cruelle, rapide, irrésistible.”
La tapisserie qu’évoque Niza est celle qui reflète l’histoire de sa famille. Celle que Nino Haratischwili tisse sous nos yeux. Solide, efficace, impétueuse. Foisonnante d’espoirs et de tragédies.
Les trames, sombres et sous-jacentes – brodées de fils rouges et noirs, piquées de fils couleurs chocolat – accentuent la couleur des motifs dont l’éclat est à double tranchant. Motifs qui se raccordent comme autant d’existences imbriquées les unes aux autres. Tantôt sombres, tantôt lumineuses, tandis que leurs destins s’entremêlent à l’Histoire en cours.
Telle est l’imposante tapisserie qui se déploie devant nous pour nous guider dans les reliefs de la vie. On y traverse les guerres, déclarées comme froides, sur le fond rouge du pouvoir soviétique et du sang versé. On y rencontre la lueur verte de l’espoir trop souvent assombrit par le deuil et le sentiment de trahison. On se laisse éblouir par les éclats jaunes-orangés d’enfances lumineuses trop vite rattrapées par les luttes idéologiques, les rêves brisés et les drames familiaux.
Cette fresque s’étend sur tout le XXe siècle, de Géorgie en Russie, entre Londres et Berlin, par l’intermédiaire de huit personnages clés qui écrivent l’histoire tandis qu’elle s’ancre en eux et coule dans leurs veines.
Stasia, principale témoin et détentrice de l’histoire familiale, vit parmi les vivants et côtoie les morts.
Catherine et sa beauté, maudite, mère de tous les enfants qu’elle n’a pas eu.
Kostia, entièrement dévoué à l’idéal soviétique. Charismatique, ambitieux et despote.
Kitty, rebelle, obligée de s’exiler à l’ouest pour vivre libre malgré les chaînes du passé qui l’entravent.
Elène, tiraillée entre deux vies, deux pays, deux éducations… entre dans la vie adulte déboussolée.
Daria, étoile montante du cinéma trop vite éteinte.
Niza, réceptrice des histoires familiales racontées par Stasia. Elle décide d’écrire, pour Brilka, l’histoire de ces ancêtres, comme autant de vies antérieures. Met en lumière le passé pour permettre à Brilka d’être, de devenir, et ainsi de poursuivre sa destinée, en connaissance de cause.
Brilka, à qui l’avenir appartient, à qui il revient d’incarner la huitième vie de la famille Iachi.
Huit vies abritant chacune une part de l’histoire familiale ; portant en elles les secrets, les échecs et les réussites, les choix et les rencontres qui ont marqués chaque génération pour se répercuter sur les suivantes. D’un personnage à l’autre, on suit le parcours de la famille Iachi, ses destins brisés, rafistolés et malmenés par les conflits politiques et familiaux. Chaque vie étant la fondation des générations suivantes, pour le meilleur et pour le pire.
“C’est peut-être ce jour-là précisément que j’ai compris aussi que dans la courte et banale histoire de ma vie étaient déjà inscrites beaucoup d’autres vies qui côtoyaient mes pensées et mes souvenirs, que je collectionnais et qui me faisaient grandir. Et que les histoires que j’aimais tant soutirer à Stasia n’étaient pas des contes qui me transportaient dans un autre temps, elles constituaient la terre ferme sur laquelle je vivais.”
Comme sur toute tapisserie, l’histoire peut commencer à chacun des quatre coins, ou au milieu, et se tisser comme une toile d’araignée. Elle pourrait commencer à l’aube du XXIe siècle, alors que Brilka fugue et que Niza semble arriver au bout de la voie sans issue prise des année auparavant pour fuir les fantômes du passé. Mais Niza n’est que le fruit de son époque, comme sa mère et son grand-père avant elle, comme son arrière grand-mère. Toutes ses vies sont mêlées à la sienne, qu’elle le veuille ou non. N’ayant pas connu le “chocolatier de génie” dont elle descend, son histoire commence donc avec celle de Stasia. Et celle de la fameuse recette de chocolat chaud qui survivra à toutes les générations, maudite ou pas.
“(…) tu m’as demandé où on conserve son enfance, et je me souviens aujourd’hui encore que je t’ai répondu qu’on la retient dissimulé entre ses côtes, dans les petits grains de beauté et les tâches de vin, à la racine de nos cheveux, dans notre coeur ou dans nos rires.”
À l’origine : un chocolatier en pleine ascension, une fille cadette à l’esprit frondeur, un lieutenant entièrement dévoué à ses idéaux qui va laisser son nom à plus de générations qu’il n’aurait dû. C’est là que débute le récit que conte Niza à l’intention de Brilka, sa nièce, partie sur les traces du passé pour construire son avenir. Pour connaître la suite, il faut suivre les fils brodés les uns aux autres, qui se rejoignent et se nouent au gré des rencontres et des épreuves. Suivre le destin de toutes ces femmes dans la Géorgie du XXe siècle.
Un roman brillant et ambitieux, dans la veine du “Siècle” de Ken Follett pour le côté saga familiale et historique (version soviétique). La comparaison s’arrête là. Sans jamais nous perdre en chemin, Nino Haratischwili sonde l’âme des vivants et des morts pour nous offrir une fresque de grande ampleur, faite d’ombres et d’étincelles.
éd. Piranha
957 pages
traduit de l’allemand par Barbara Fontaine et Monique Rival
Pauline