Eduardo Lombardo est un jeune italo-américain. Petit dernier d’une famille de syndicalistes très engagée notamment dans le mouvement communiste et travaillant au port de Seattle, Eddie est loin de se passionner pour la lutte des classes. Il envisage plutôt une carrière dans le proxénétisme. En tout cas il veut gagner de l’argent, vite et bien. Approché lors d’un mouvement de grève sur le port, il va devenir un mouchard pour le compte du patronat au sein des ouvriers débardeurs de Seattle. Petit à petit il montera les échelons, passera de Seattle à San Francisco, jusqu’à son rêve, New-York.
Mais la puissance et l’importance des syndicats dans le trafic et l’organisation portuaire amène d’autres organisations à vouloir s’y entremêler. Organisations patronales, luttes politiques et bien évidemment mafia s’immiscent pour prendre le contrôle et manoeuvrer à leurs fins, alors que s’écoule les décennies, la seconde guerre mondiale et la guerre froide.
Les coups bas, la violence, les menaces et l’extorsion, Eddie Lombardo, devenu Florio pour rompre avec la partie communiste de sa famille, adore. Beau salaud, il prend un plaisir fou à comploter, manipuler, faire chanter, tabasser. Tout, pourvu que derrière ça paie, et qu’il y trouve personnellement son compte. Fervent opposant au communisme, il fera sa place parmi les plus puissants syndicats, tournant sa veste au moment opportun, défendant les intérêts des mafieuses familles new-yorkaises et aux autres véreux politiciens plutôt que se battre pour les dockers. Mais le maccarthysme, en faisant le nettoyage des rouges par le vide, va mettre aussi son nez dans les crimes mafieux. Et dans ces moments-là, il ne fait pas bon se retrouver seul…
« Chaque ouvrier est une pute qui se vend lui-même, mais sans le comprendre »
Valerio Evangelisti trace le portrait d’une époque pleine de mouvement et porteuse de changement. Traversant les Etats-Unis des années trente jusqu’à l’aube des années 2000, il nous plonge dans les méandres de l’esprit malade d’Eddie Florio, sans doute l’un des êtres les plus abjectes qu’il est donné de croiser! Vicieux, pervers, égoïste et violent, entre autre, Eddie trace sa route en laissant derrière lui les corps meurtris de ceux et surtout celles qui croisent son chemin. Mais Evangelisti présente également l’histoire d’un pays, d’une lutte et les différentes manières dont elle a été pervertie. En pleine période de diffusion des idées marxistes, de la lutte des classes et des mouvements ouvriers, alors que la crise de 29 se fait encore sentir au début du livre, ces grands pôles de commerce, de travail sont les lieux où être. Les communistes y voient une vraie plate-forme pour lancer enfin le changement, obtenir des droits pour les ouvriers, de meilleures conditions de travail et amorcer une vraie révolution sociale. Les patrons s’y infiltrent pour bloquer le travail des communistes, et des gens comme notre Eddie y font tout pour privilégier les briseurs de grève, « les jaunes », bloquer les augmentation de salaires, aller à l’encontre des conditions de sécurité, en profiter pour racler les poches des armateurs et autres capitaines qui vont accepter ces conditions sous menace de ne pas pouvoir décharger. Les mafieux, non loin des pratiques patronales, en profitent eux pour extorquer tout le monde, placer, se placer et récupérer la maille.
Comme dans Tortuga, Valerio Evangelisti est d’une précision à toute épreuve, documenté et faisant surgir aux détours des pages des personnalités de la politique, de la mafia et du syndicalisme américain. La complexité du système syndical américain, bien loin du nôtre, n’a pas de secret pour lui. Un peu difficile d’accès sur les premières pages, le temps de décrypter les sigles et la place de chaque organisation sur l’échiquier politique et syndical, et la magie Evangelisti oeuvre. La détestabilité du personnage principal ne fait qu’ajouter à l’emprise qu’a le livre sur le lecteur: on attend le faux pas, on veut que ce connard se fasse choper, qu’il paie enfin! Et on attend avec impatience que la toile aux mille fils qu’il a lui même tissé finisse par se refermer sur lui, tout en étant impressionné par cette toile aux ramifications si nombreuses, à la perversité d’un système, qui a son point d’orgue pendant les procès de l’HUAC et cette inhumaine chasse aux sorcières, pendant laquelle le simple fait d’avoir éventuellement pu un jour discuter avec un sympathisant communiste ou d’avoir prononcé les mots « lutte », « classe », « révolution » peut détruire votre vie.
« No more tradition’s chains shall bind us;
Arise ye slaves ! No more in thrall !
The Earth shall stand on new foundation ;
We have been naught – We shall be all ! »
C’est donc un autre tour de force de Valerio Evangelisti, qui conclut magnifiquement cette histoire américaine lors d’une manifestions contre l’OMC, dans cette même Seattle qui voit s’ouvrir le récit, miroir de deux époques, de luttes différentes (qui sait…), immuables et nécessaires, pour qu’on jour peut-être, enfin, nous soyons tout!
Rivages/noir
517 pages
Traduit de l’italien par Serge Quadruppani
Marcelline
excellent!Le roman comme la chronique