Jean approche de sa vingtaine en cette fin des années 50. Fils aîné à la ferme des Passereaux, il a aussi deux soeurs, Claudine et Paule. Claudine a un caractère vache pour sûr, mais bon, elle fréquente Elie, qui est médecin à Pau. Paule, elle, est souvent dans un autre monde, la douce Paule, elle fredonne en survolant les champs de sa silhouette légère et éthérée. Martin, le père, qu’on appelle La Corneille, voudrait bien que Jeannot reprenne la ferme. Mais Jean ne le voit pas comme ça. Il est doué pour les études. L’instituteur lui a fait des cours en plus, d’un niveau supérieur au certificat d’études. Il aimerait bien passer le concours et devenir instituteur lui aussi. Et puis il y a Odette, la belle Odette. Instituteur et marié à Odette, ce serait si beau. Bien sûr il faut réussir à convaincre le père, qui n’entend rien de ces chimères et se comporte de plus en plus bizarrement. Et Claudine qui revient souvent à la ferme, trop souvent, et qui régente la vie de la mère et fait la misère au père. Paule, elle… et bien la douce Paule, ce n’est pas toujours simple pour elle, et il faut bien s’en occuper. Et puis tous les secrets qui pèsent sur la famille. La fin de la guerre est encore proche et les comportements encore vifs. Des histoires circulent dans le village. Après, la réussite de la ferme des Passereaux n’aide pas. Les gens sont jaloux. Mais tout cela pèse lourd sur le plafond de la maison.
Mais bon. Jean va doucement repousser ses projets. Le refus de mariage des parents d’Odette. Et puis c’est le départ pour le service. Les événements d’Algérie comme on dit. Les Aurès.
Comment rentrer indemne là où l’on n’a plus de vie?
Ce magnifique premier roman (décidément les forges de Vulcain ont du nez dans ce domaine!) a une origine bien particulière. Cathy Jurado-Lécina s’est en effet inspirée d’une pièce d’art brut exposée devant l’hôpital psychiatrique Ste Anne, appelée Le plancher de Jeannot. C’est un morceau de plancher, comme son nom l’indique, recouvert d’un texte gravé de 80 lignes issu du délire de Jean. C’est l’histoire de ce Jeannot-là qu’elle nous raconte. On y trouve de multiples choses: l’histoire d’une famille et d’un destin contrarié par la difficulté de la vie dans les années 50; on y trouve aussi une famille de fou qui produit des fous; on y voit également comment toute cette folie ne trouve aucune échappatoire, aucun témoin tendant la main pour essayer de faire sortir la tête de l’eau à Jeannot. Non. Car c’est comme ça aux Passereaux, et on ne se mêle pas trop de ce qui s’y passe.
On y lit surtout la vie tragique de cette famille, de ce garçon qui tente désespérément de se raccrocher à quelque chose, qui voit sa vie s’effondrer sous ses pas au fur et à mesure qu’il avance. On le sent s’accrocher puis, doucement, céder à la psychose qui le dévore, s’y noyer sans chance d’en réchapper.
Cathy Jurado-Lécina nous fait réfléchir non seulement sur cette histoire-là en particulier, mais sur notre rapport à la folie en général, comme le fait Le plancher de Jeannot, exposé à la vue de tous sur le trottoir parisien. Elle interroge notre appréhension, notre peur devant ces fous incompris par eux-mêmes et fui par nous (ou bien était-ce l’inverse?). Jeannot, qui s’isole de plus en plus et accueille chaque visiteur au fusil, passera les derniers mois de sa vie à graver ces lignes allongé sur le plancher d’une chambre, frénétiquement, comme un besoin vital de faire sortir, enfin, ce qui l’étouffe depuis si longtemps, de dire tout ce qui s’emmêle dans son esprit. Cathy Jurado-Lécina fait tout cela avec une grâce et une légèreté touchantes. Pas besoin d’en rajouter dans la force, car l’histoire en contient bien assez, elle prend soin de ses personnages comme personne et décrit leur effondrement à tous avec une pudeur et un amour incroyable, comme si, malgré tout, elle voulait les préserver de leur destin gravé dans le bois et la roche.
Nous tous sommes innocents est un livre obligatoire, qui réinterroge notre rapport à l’autre et à la raison, et révèle une auteure à la plume brillante et à l’intelligence fine.