Août s’achève, et dans la valise restent quelques unes des lectures de l’été…
GEnove, Benoît Vincent.
« Labyrinthe ? Mais cette ville n’est pas à ce point labyrinthe. Ce qui étonne, effraye, mais fascine, ce n’est pas qu’on se retrouve prisonnier entre les murs, c’est plutôt que les murs ont un double fond. Que ces murs dissimulent des niches, des trouées, que des chemins, en toutes directions s’échappent et qu’on ne peut jamais en avoir une vision claire et complète. En somme qu’il n’y a pas de murs. »
En quatre-vingt-un chapitres, entre lesquels il nous propose de naviguer selon l’ordre des pages, celui de « la trame et la chaîne » ou celui qui nous sera propre, Benoît Vincent (auteur de Farigoule Bastard, Local Héros, et membre actif du collectif Général Instin) crée sur et dans Gênes un livre incroyable et fascinant. GEnove est immense. En son sein se crée un espace qui nous échappe, qui se modifie au fur et à mesure des méandres que l’on emprunte, des strates que l’on explore ou traverse, de nos itinéraires de lectures et de nos retours sur nos pas. L’on s’y perd, l’on invente soi-même le livre, on rêve — entre les « lieux du texte » et les « laisses de ville », ça chavire : listes des palais, des marchés, des lignes de bus, des autoroutes, des rivières et des sommets, pans d’Histoire, description minutieuse et savoureuse des spécialités culinaires, inventaire de la flore des friches, ingénieuse proposition d’itinéraires qui relieraient tous les ascenseurs et funiculaires… Mais aussi poèmes, cartes postales, obsessions, vertige, mélancolie, perte de repère, châteaux de sable, pensée poétique et politique du corps dans la ville, de l’espace, de l’habitat, du territoire.
« De la ville de Gênes, tu as cherché à comprendre la structure, l’organisation. Non par la carte, mais par d’innombrables déambulations, puis par l’étude, attentive, de l’empreinte que ce paysage, ce territoire, venait poser sur toi. Et cette étude ne pouvait être seulement une carte, mais une carte sensible. »
Au lieu d’épuiser Gênes, Benoît Vincent l’agrandit, lui donne des dimensions nouvelles, complexifie peut-être encore plus la ville qui ne veut pas se laisser saisir. GE9, Gênes au pluriel, devient un territoire nouveau, rêvé, multiple qui existe entre les pages du livre. Si l’on s’y est perdu, l’on sait que l’on y retournera, encore, différemment, par fragment — souvent.
GEnove, Benoît Vincent, label Othello, éditions Le Nouvel Attila, mars 2017.
Litanies pour une amante funèbre, Gabrielle Wittkop.
Ce bijou poétique et macabre a rejoint au printemps dernier le catalogue des éditions Le Vampire Actif — déjà riche d’œuvres séditieuses et troublantes comme le Fissions de Romain Verger dont le travail se nourrit entre autres de l’écriture de Gabrielle Wittkop. Inédites en France, les Litanies pour une amante funèbre de l’autrice scandaleuse du Nécrophile (réédité par les éditions Verticales) sont livrées en pâture au lecteur dans un format élégant préfacé par Eric Dussert et accompagné de vingt-deux collages réalisés par Gabrielle Wittkop. Dans un style précieux et classique, ces Litanies invoquent non le souvenir vivant, mais bien la chair ensevelie de jeunes mortes, Ophélie, Marie-Madeleine, Salomé, sainte Thérèse ou bien-aimée inconnue, jeunes beautés des littératures biblique, antique et gothique — entre memento mori, cantique et blasphème. L’on retrouve dans les trente et un poèmes qui composent le recueil une fascination de l’écrivaine (plus complexe et troublante que la répulsion de Baudelaire pour sa « Charogne ») pour la mort, les choses de la nuit, les insectes nécrophages et les beautés qui se décomposent.
« Celles dont la dent rit sur la lèvre bleue,
Celles qui habitées déjà bougent,
Celles dont l’œil refuse de se clore,
Que la nuit les recouvre. »
Litanies pour une amante funèbre, Gabrielle Wittkop, éditions Le Vampire Actif, mai 2017.
Supernormal, Robert Mayer.
Tous les superhéros sont morts, disparus ou à la retraite. David Brinkley, le plus puissant de tous(« L’Homme de Fer ! l’Homme du futur ! ») coule une vie de couple tranquille et anonyme dans une cité-dortoir, bien installé dans ses mocassins et la routinede son boulot dans un journal local. Depuis dix ans ses superpouvoirs ont inexplicablement faibli, au point qu’il n’essaie plus de voler etque son ventre aurait bien du mal à entrer dans le costume moulant remisé au fond de l’armoire. Mais lorsque New York sombre dans le chaos et qu’un coup de fil le sollicite de nouveau, David va malgré lui devoir reprendre du service et entraîner le lecteur à sa suite dans une série de rebondissements improbables et drôlatiques.
Au-delà du roman de superhéros, Robert Mayer donne à voir avec beaucoup d’humour et de finesse une Amérique désenchantée qu’il moque par le subterfuge de très nombreux jeux de mots et références à l’American Way of Life (publicités, chaînes de magasins, people et présentateurs télé, joueurs de base-ball…), que l’on a beaucoup de plaisir à voir explicités dans les très riches notes établies par Francis Guévremont en fin d’ouvrage. Paru en 1977, culte outre-Atlantique et enfin traduit en français, Supernormalrévolutionne le genre du comics (et cela sans dessins) en le parodiant avec intelligence et en mettant à mal le mythe du superhéros classique des années d’après-guerre : la nouvelle génération qui naîtra puisera beaucoup dans ce David Brinkley un brin loser, désabusé et inattendu.
Supernormal, Robert Mayer, traduit de l’anglais par Francis Guévremont, éditions Aux Forges de Vulcain, février 2017.
La Meute des honnêtes gens, Laurence Biberfeld.
Les Cévennes, deux meurtres à cent ans d’intervalle. Un filateur et son descendant, maire du village, sont égorgés au bord du ruisseau qui traverse une petite vallée : aucune des deux enquêtes n’aboutit véritablement. L’histoire est ailleurs, dans les portraits parallèles d’une magnanerie et d’un squat, de l’exploitation sordide d’enfants par les filateurs et les colonies pénitentiaires du 19e siècle à la haine et la peur par lesquelles les notables et les chasseurs d’un village cévenol accueillent les jeunes en galères qui ouvrent un squat dans l’ancienne magnanerie. Laurence Biberfeld, dans un roman noir maîtrisé, crache sur cette Meute des honnêtes gens prête depuis toujours à déchiqueter les étrangers, les rouquines, les filles-mères, les repris de justice, les squatteurs, les punks à chiens et les apaches qui approchent trop près l’os qu’elle ronge sans faim. Si l’on entre sans se méfier dans le livre, l’on en ressort marqué par l’écriture simple et juste, efficace avec ce qu’il faut de violence et de rage pour pouvoir dire.
La Meute des honnêtes gens, Laurence Biberfeld, éditions Au-delà du raisonnable, mars 2014.
Lou.