Écume, le nouveau roman de Patrick K. Dewdney, parait aujourd’hui à la Manufacture de livres, dans la collection Territori dirigée par Cyril Herry.
C’est le second roman de l’auteur dans cette collection. Le premier, Crocs dépeignait la chute et la rage de vengeance d’un homme brisé par une société qu’il exécrait. Vous trouverez une chronique complète ici.
Avec Écume, Dewdney prend le large à bien des égards, avec une histoire aussi simple qu’elle est terrible: Comment la vie et son sens même peuvent être réduits à néant et comment du vide peut naitre l’espoir.
Dans cette histoire donc, il y a le fils et il y a le père. Deux hommes à la vie de misère, deux complètes solitudes emmêlées, emmurées à ciel ouvert, dans la rancœur et le silence.
Il y a aussi leur bateau, Princesse devenue Gueuse de trop d’amertume, un ligneur attendant un naufrage qui ne manquera pas d’arriver, avalant les poissons qui restent dans une mer de moins en moins féconde et transportant parfois des réfugiés vers l’Angleterre promise.
Le père s’enfonce plus profondément chaque jour dans une folie ancienne sous les yeux du fils qui sait que sa place n’est nulle part, orphelin de tout ce qui aurait pu donner un sens à son existence.
« Les mouettes chantent et les guillemots plongent. Fracassent l’eau blanche là où le banc fait surface, sur la trajectoire des leurres. Et le fils se représente son espèce comme une bouche vorace et désincarnée. Les lèvres humides et rebondies d’un nourrisson monstrueux. Ça voudrait sucer. Ça voudrait engloutir et ça y parvient déjà un peu, à aspirer le monde. À l’écraser de mollesse. À le mâchouiller et à recracher les morceaux qui ne plaisent pas, en faisant la gueule, en inventant des moyens pour le fourrer de sucre et de gras. À le brûler, à l’enfouir sous le béton quand ça ne marche pas. Quand ça n’est pas comme on croit que ça devrait être, parce qu’on est importants. Parce qu’on n’est pas morts tout de suite, et que depuis on vit d’une certaine manière. Et que donc, on le mérite. »
Dans l’Écume, Dewdney fait de deux naufragés échoués d’avance des passeurs de clandestins en quête de vie meilleure. Comme si le désespoir se mettait au service tarifé de l’espoir d’autres vies brisées.
Imaginez Charon avec un fils, la Manche au lieu du Styx, menant les âmes perdues des enfers à l’illusion ou l’espoir d’une vie, c’est selon.
« Le père connait le passeur depuis longtemps, et une poignée d’autres qui lui ressemblent. Des canailles attachantes, aventuriers vieillissants, barbouzes, joueurs professionnels, chasseurs de trésors, truands dégueulasses et magnifiques. En leur compagnie, il a sillonné les mers de ce monde, goûté bien des épices et bien des horreurs.
Aujourd’hui leur race s’éteint. En bout de course, elle se confronte à ses propres excès, aux tumeurs, aux cirrhoses, aux malarias, aux crises cardiaques, aux overdoses dans la sueur et les hépatites des bordels clandestins. Il n’y a personne pour remplacer. Ceux qui n’ont pas réussi à tout perdre deviennent hommes d’affaires, se confessent, se confisent, ou s’échouent comme le père, dans des écueils minables, à demi tarés et au moins aussi amers.
Tout comme le père, le passeur vient de ce monde-là. Carnassier humain, il a su se repaître des désolations et les abreuver de promesses, de l’Afrique post-coloniale aux décombres du Vietnam. Fauve édenté, il lape aujourd’hui ce qui suinte du désespoir des déracinés. Le père ne songe pas à cela. Le père songe seulement à la mélodie de l’écume et au temps passé sur l’eau. Il n’y a pas d’autre finalité pour lui dans ces sillons de contrebande, et le passeur l’a bien compris. Il suffit désormais d’un mot griffonné dans la boîte aux lettres du cabanon. »
Patrick K. Dewdney dépeint un univers où tout va mal et où tout semble devoir finir pire, un drame existentiel entre terre désolée et mer hostile pour des êtres comme rongés par les vents, le sel et l’écume, dépouillés de tout les vernis dont l’humain couvre sa nature, bruts et honnêtes d’être incapable de faire autrement.
« Le fils plisse les yeux, darde une langue pâteuse pour engloutir le sel cuisant. Des strates rocailleuses, se dit-il, en avisant les frémissements. La nuque du père. Une peau comme de l’écorce, rude et tranchante, qu’on ne frotte qu’avec méfiance, comme la peau des requins. Ce qu’il y a en dessous est bien pire. Sous l’épiderme, la dureté est implacable et affûtée. La folie du père est d’une honnêteté aveugle, lucide, et en cela elle reflète certainement l’océan. Les dévorations invisibles qui ont lieu dans l’Abysse. »
Crocs était prometteur, Écume le surpasse sans conteste. Si la langue a gardé son mélange de poésie et de rugosité elle s’est déployée en s’épurant. L’auteur imprègne son écriture d’une sensorialité rugueuse qui dit autant que le déroulé des événements et plonge le lecteur dans les ressentis des personnages. Crocs avait le goût de la terre et du sang, Écume celui du sel, l’odeur du poisson mort, le froid et l’inconfort de l’humidité permanente.
On retrouve également ces personnages au bord, de leur vie comme de la société, qui n’ont plus le choix que de s’abandonner à la folie ou de résister aux vents mauvais. Mais si Crocs était plein de colère, Écume éclaire sa noirceur d’une lueur en la personne d’une fillette dont la vie déjà défaite ne peut renoncer. L’absence de noms des personnages contribue à donner une dimension plus grande au récit, le lecteur ne plonge pas seulement dans une histoire mais dans la tragédie humaine.
Le regard de l’auteur sur celle, sans cesse rejouée, des femmes, des hommes et des enfants jetés sur les routes et les mers par la nécessité d’essayer de vivre est sans ambigüité mais sans discours ou leçon de morale. La hauteur prise sur ce qui ne devrait pas faire débat est réconfortante dans sa démarche, terrible quand on sait ce qu’il en est dans les faits.
Entre” Nature writing” et “Rural noir”, la collection Territori donne à voir et à penser les territoires ruraux français, ceux que l’on dit périphériques voire carrément paumés, dans tous les sens du terme.
Des terres et des hommes loin des lieux et de ceux qui façonnent le monde, auprès des éternels oubliés de l’histoire auxquels des auteurs redonnent la parole, avec poésie souvent mais sans populisme ou idéalisme, ce qui n’est pas rien par les temps qui courent.
J’ai toujours pensé que le roman noir était un humanisme par mauvais temps. Patrick K. Dewdney se fait ici capitaine, on ne peut que lui souhaiter bon vent.
À retrouver ou à commander dès aujourd’hui chez vos libraires passionnés.
La Manufacture de livres
Collection Territori, dirigée par Cyril Herry
188 pages
Héloïse