Voici les faits : Pauline Dubuisson a tué Félix Bailly, son amant, le 17 mars 1951. Son procès, qui débute en 1953, a été, comment dire, un ramassis de mensonges et d’injures, et son jugement, la condamnation d’une manière d’être autant que d’un meurtre. L’affaire Pauline Dubuisson est un scandale judiciaire aussi dramatique que burlesque, dans le sens où il y a comme un parfum d“‘irrationnel échevelé” qui en émane.
Fasciné par cette jeune femme – qui, à vingt-six ans affronte sans ciller (ou presque) un lynchage médiatique et juridique – Philippe Jaenada est parti sur ses traces en quête de vérités. Dans les archives et les livres, dans les rues de Paris et de Lille, à Strasbourg, Rennes et Malo-les-Bains. Il a tout décortiqué : rapports d’enquête, témoignages, articles de presse. Il a consulté tout ce qui était accessible et vérifié tout ce qui était vérifiable concernant son passé, son crime et son procès. Il reste évidemment des zones d’ombres, des “on ne sait pas”, des “peut-être”. Suppositions et hypothèses s’imposent alors, mais pas sans arguments à l’appui.
Philippe Jaenada argumente donc sa version des faits. Il explique, donne son avis, remet en question, doute, suggère, commente, agrémente ; il raconte comment pourquoi qui quand où, et tente ainsi de remettre les choses à leur place… Oui, il prend parti. Il défend une coupable, une criminelle, mais sans omettre certaines vérités qui ont été occultées lors de son procès, volontairement. Il paraît même que Pauline Dubuisson ne voulait pas tuer Félix Bailly. Personne ne l’a crue. Personne ne voulait entendre cette version des faits.
Tout au long du roman, l’auteur retourne à la source des accusations, pointe du doigt les mensonges et les falsifications, pour déconstruire l’échafaud sur lequel les préjugés retenus contre elle la conduisaient. Il reprend ainsi, à chaque chapitre, tous les adjectifs qualificatifs, termes et descriptifs, – positifs (parfois) comme négatifs (souvent) – qui ont été appliqués à Pauline lors de son procès, avec ou sans intention de lui nuire bien qu’ils lui aient souvent porté préjudice, même quand l’intention n’y était pas.
«(…) elle est avant tout déroutante, difficile à cerner, à comprendre, si l’on s’en tient aux témoignages de ceux qui l’ont connue, même les plus proches : les images qu’ils donnent de Pauline sont contradictoires, voire souvent contraires, et dressent d’elle, juxtaposées, un portrait impossible.»
Philippe Jaenada montre que l’affaire était compliquée – enfin, Pauline Dubuisson l’était plus que l’affaire mais les juges ont évité de fouiller trop loin. Sans doute par crainte de déterrer des circonstances atténuantes à son acte ou de découvrir une autre vérité que celle qu’ils se sont échinés à élaborer, à imaginer pourrait-on dire. Et, dans l’incompréhension et le rejet de ce qu’elle représentait à l’époque, il était bien plus simple de faire converger les témoignages, d’orienter les jugements vers une interprétation unique, d’aller dans un seul sens : contre Pauline Dubuisson. Ils ont réussi à construire le profil idéal de cette dernière, celui d’une criminelle froide et immorale.
Le verdict rendu a été sans appel mais pas sans soupçons quant aux motivations d’une telle sentence. Car comme il a déjà été sous-entendu, il semble qu’elle n’a pas seulement été jugée et condamnée pour le meurtre qu’elle a commis, mais également et surtout pour son passé : son comportement pendant la seconde Guerre mondiale, sa liberté sexuelle, sa volonté d’être l’égale de l’homme à certains égards, son indépendance. Ils voulaient faire baisser ce regard franc qui les dérangeait. Ils voulaient lui faire ravaler son orgueil et sa fierté. Son tempérament insaisissable reflétait leur impuissance à la dompter. Ils ont fait tout ce qui était en leur pouvoir pour la briser.
«Elle n’était que ça, une fille, autant dire pour eux presque rien, mais elle les a regardés droit dans les yeux, les vieux maîtres, vaillamment, irrévérencieuse, elle n’a jamais baissé la tête, ne s’est jamais tordu les doigts en sanglotant de honte, comme doit le faire une femme, elle n’a pas poussé de cris hystériques ni jamais ne les a suppliés de lui pardonner, et cette résistance frontale, cette insolence les a rendus fous. De rage. Ils l’ont vaincue, évidemment, ils l’ont détruite.»
Ils l’ont détruite parce que sous l’œil des juges, de l’opinion publique, des journalistes, tous ses faux pas, même les petits et sans importance, ont pris une ampleur démesurée. Ils l’ont détruite parce qu’ils ont refusé d’écouter ce qu’elle avait à dire. Ils l’ont détruite parce que tout a été interprété, modifié, arrangé en sa défaveur. Les impressions sont devenues des convictions, les “je ne sais pas” des “j’affirme”, les “peut-être” des “j’en suis sûre”, transformant chaque témoignage en accusation.
Ce que dénonce aussi Philippe Jaenada, c’est l’absence de nuances. Ce manichéisme impitoyable. Cette volonté de rendre Félix plus blanc que blanc et Pauline plus noire que noire. Elle était loin d’être parfaite, comme elle était loin d’être insensible, cruelle et frivole. C’était certainement plus simple de voir les choses en noir et blanc (plus clair pour tout le monde ?). Sauf que simplicité et vérité ne sont pas synonymes.
Ce n’est pas que personne dans son entourage plus ou moins proche, n’a tenu de propos positifs (ou susceptibles d’être utilisés comme circonstances atténuantes) à son égard lors des interrogatoires, mais c’est que personne (ou presque) parmi les enquêteurs, les juges, les journalistes, n’a jugé utile et souhaitable de les reprendre, de les retenir et de les appuyer lors de son procès.
Les phrases assassines et les descriptions accablantes sont plus à même d’alimenter un fait divers et une condamnation à laquelle personne ne veut qu’elle échappe. Mensonges ou vérités, qu’importe, il semble que ce qui intéressait la presse et la justice c’était, pour les uns, ce qui ferait sensation, et pour les autres, ce qui la condamnerait irrémédiablement.
Ce n’est pas parce que l’on a des circonstances atténuantes que l’on n’est pas coupable, mais c’est parce qu’on est coupable que l’on peut avoir des circonstances atténuantes.
La petite femelle est un roman prenant, dense, approfondi, précis jusque dans les digressions, argumenté et contre-argumenté. Philippe Jaenada a étudié tous les aspects de l’affaire, soulevé toutes les pierres glissantes qui ont construit la condamnation sans appel de Pauline Dubuisson. Il a analysé toutes les possibilités et remis en question les conclusions hâtives qui ont été tirées de son passé, de ses actes et sa personnalité.
Il a essayé de la comprendre et a ainsi souligné à quel point ceux qui l’ont vite et mal jugée à l’époque ne la connaissait pas. Elle était difficile à apprivoiser. Elle n’incarnait pas ce qu’ils voulaient qu’elle soit. Elle n’était pas cette femme docile et chaste. Elle leur échappait. Et bien souvent, l’inconnu fait peur. Et la peur se transforme en préjugés. Et les préjugés en haine. Et la haine en condamnation aveugle.
Philippe Jaenada a écrit en toute liberté, sans se mettre de limites semble-t-il et on ne se lasse pas de son écriture vivante, entre digressions, commentaires, piques ironiques et tacles parfois appuyés. Sans oublier la ponctuation, qui est au texte ce que le bolduc est au paquet cadeau. Sans vous parler des parenthèses… simples, doubles, triples.
Un conseil : prenez une grande inspiration avant de commencer La petite femelle car il est difficile de s’arrêter en route. Et si le besoin de faire une pause se fait sentir, c’est seulement pour mieux apprécier la suite. Un point de côté, ça arrive à tout le monde, même aux meilleurs.
Sans vouloir insister, c’est un excellent roman.
Pauline