“Je ne lis jamais un livre dont je dois écrire la critique ; on se laisse tellement influencer” Oscar Wilde
C’est avec cette citation que Pierre Bayard, professeur de littérature française et psychanalyste, entre en matière pour défendre l’idée que l’on n’est pas obligé d’avoir lu un livre de la première à la dernière page pour pouvoir donner son avis et en débattre. Il y a autant de manières de lire que d’interpréter un texte, et tout autant de façons d’en parler. L’auteur s’appuie à la fois sur ses propres expériences et sur de grands noms de la littérature pour étayer sa vision de la non-lecture tels que Paul Valery et Montaigne. Le premier est capable de parler avec précision de Proust (qu’il tient en respect) sans le connaître et en n’ayant lu qu’un seul de ses livres, ou encore, de rendre hommage à Anatole France (qu’il estime peu) sans jamais citer une seule de ses œuvres ni même son nom dans le discours qu’il prononce… Vraiment très fort ! Le second a la fâcheuse tendance à oublier les ouvrages lus et le souvenir même de les avoir lus. « (…) on pose, avec Montaigne, la question de savoir si un livre qu’on a lu et complètement oublié, et dont on a même oublié qu’on l’a lu, est encore un livre qu’on a lu ».
Qui parlera le mieux d’un livre entre celui qui l’a parcouru rapidement mais en a gardé une idée bien précise et celui qui l’a lu avec attention mais l’a complètement oublié ?
“(…) la non-lecture n’est pas l’absence de lecture. Elle est une véritable activité, consistant à s’organiser par rapport à l’immensité des livres, afin de ne pas se laisser submerger par eux. À ce titre, elle mérite d’être défendue et même enseignée.”
Pour commencer, Pierre Bayard soutient qu’on ne peut pas faire une simple distinction binaire “livres lus” et “livres non lus” parce qu’il y a un panel de nuances entre le livre lu avec attention et celui dont on ne connaît même pas l’existence. « La non-lecture (…) [n’est pas] l’absence de lecture pure et simple, mais peut aussi, prendre d’autres formes plus subtiles » telles que : feuilleter un livre au hasard ou chronologiquement, lire “en travers”, s’imprégner des critiques sur un livre à tel point qu’on a l’impression de l’avoir lu, laisser trainer un livre pendant des semaines sans l’ouvrir et penser l’avoir lu à force de l’avoir sous les yeux…
“Il existe plus d’une manière de ne pas lire, dont la plus radicale est de n’ouvrir aucun livre”
Outre les multiples façons de lire un livre, l’auteur évoque les différentes situations dans lesquelles on se retrouve à devoir parler d’un livre que l’on n’a pas lu et comment se tirer d’affaire sans honte ni culpabilité. Quelque soit la situation (en classe, au boulot, entre amis ou inconnus), il nous montre que l’important est de savoir se repérer rapidement dans un livre et/ou de pouvoir le situer parmi les autres, dans l’ensemble interactif qu’ils représentent.
Parce qu’“un livre ne se limite pas à lui même” et qu’“il prend tout son sens parmi les autres” ; parce qu’il s’insère à la fois dans une actualité, un ensemble de publication ; parce qu’il existe à travers les échos qu’en font les médias et les lecteurs ; parce qu’un livre n’a pas le même impact selon le statut de l’auteur, l’état d’esprit du moment, les lectures et les expériences antérieures de chacun – pour toutes ces raison, on ne peut parler d’un livre qu’en toute subjectivité. Chacun à sa propre bibliothèque intérieure, de livres lus, parcourus, dont il a entendu parler, jamais ouverts, totalement inconnus… mais le livre dont on se souvient est t-il le même que celui qu’on a lu ?
« Pour se convaincre que tout livre dont nous parlons est un livre-écran (…) il suffit de faire l’expérience simple consistant à confronter les souvenirs d’un livre aimé dans notre enfance avec le livre « réel », pour saisir à quel point notre mémoire des livres, et surtout ceux qui ont compté au point de devenir des parties de nous-mêmes, est sans cesse réorganisée par notre situation présente et ses enjeux inconscient »
L’idée que l’on se fait d’un livre change, évolue au gré de notre propre parcours et des connaissances assimilées au fil des ans : « Ce que nous prenons pour des livres lus est un amoncellement hétéroclite de fragments de textes, remaniés par notre imaginaire et sans rapport avec les livres des autres, seraient-ils matériellement identiques à ceux qui nous sont passés entre les mains. »
Pierre Bayard nous propose une analyse à la fois psychologique et sociétale de la non-lecture, tentant ainsi de désamorcer le tabou, toujours d’actualité, qu’elle représente. Tabou lié à l’obligation de lire (sacralisation du livre), l’obligation de tout lire (« s’il est mal vu de ne pas lire, il l’est presque autant de lire vite ou de parcourir, et surtout de le dire ») et l’obligation d’avoir lu les livres dont on parle (différents selon le milieu social parce qu’on a cette manie de tout vouloir catégoriser…). Son approche est très intéressante et peut être très utile pour les professeurs et les professionnels du livre (ou pour les amoureux transi voulant séduire l’être aimé) qui, chaque jour (ou presque), doivent parler de livres qu’ils n’ont pas lus (ou presque pas…).
Attention, l’auteur ne fait pas l’apologie de la non-lecture mais incite à remettre en question notre rapport à la lecture et à la non-lecture. Qu’importe la manière de lire, l’intérêt est-ce que l’on en retire, ce que l’on comprend, ce qu’il en reste, ce que l’on peut en dire… car dans le flot de livres qui sort chaque année, combien de personnes peuvent prétendre avoir tout lu en long en large et en travers ? Probablement moins que ceux qui peuvent prétendre en parler…
Éditions de Minuit, 2007
162 pages
Pauline
Qui se souviendra du livre (non-lu) de Pierre Bayard ? L’auteur peut être. Mais cela n’est pas certain…