Dans le vaste panorama du cinéma et de la littérature contemporaine, rares sont les artistes à s’aventurer aussi audacieusement dans les tréfonds de la psyché humaine que Marina de Van. Cinéaste et scénariste singulière, elle se distingue par une approche épidermique et un travail profondément ancré dans l’exploration du corps et de ses métamorphoses. Comme une chirurgienne de l’âme, Marina dissèque la perception humaine, dévoilant des vérités à la fois troublantes et fascinantes. Son audace narrative sert de porte d’entrée à des mondes où la frontière entre émetteur et récepteur s’amenuise, où l’écran et la page deviennent aussi perméables que la peau humaine, et où le spectateur et le lecteur eux-mêmes se trouvent poussés dans une réflexion introspective déstabilisante. Rencontre avec une artiste qui, à travers ses œuvres et son univers, nous invite à toucher et à ressentir l’intangible.
La douleur comme expérimentation de soi
L’expérience est pour le moins intense. S’engager dans l’œuvre – cinématographique comme littéraire – de Marina de Van, c’est prendre le risque d’aller voir au fond de nous si on y est. Et en ressortir au pire bouleversés, au mieux profondément changés. En découvrant “Dans ma peau”, où elle incarne Esther, une jeune femme qui souffre d’autophagie (elle prélève des bouts de sa propre chair pour les consommer), les mêmes questions s’imposent constamment. Qui pour entrer “dans la peau” d’un tel personnage ? Qui pour le comprendre de la sorte ? Qui pour le rendre avec tant de justesse sans tomber dans le grotesque ou le malaise gratuit ? Quand on apprend qu’elle a elle-même été victime de ce trouble, et qu’elle est la réalisatrice de ce premier long-métrage, davantage thriller psychologique que film de genre, l’horizon s’éclaire : il n’y avait qu’elle pour le faire, mais pas pour les raisons qu’on croit. Elle ne voulait pas entrer dans une esthétisation de la démarche à la manière d’une Claire Denis, ou laisser entendre qu’elle s’inscrivait dans une détestation de soi, comme aurait pu le transmettre une autre actrice. Non, il fallait montrer que la douleur pouvait être plaisir et amour de soi. Et si le malaise créé est à son comble, c’est aussi comme ça que Marina fascine : elle ne montre pas pour “faire genre”. L’horreur n’a finalement que peu de place dans son œuvre. Tout y est très psychologique, dénué d’effets, contenu dans la sphère de l’intime, pas vraiment grandiloquent.
Dans les films de Marina de Van comme dans ses livres, la douleur et la vérité semblent intrinsèquement liés. Ce n’est pas vrai que de “Dans ma peau” : dans toute son œuvre comme dans ses prochains films à sortir, le diptyque “Ma nudité ne sert à rien” et “Tous comptes faits”, elle croit – semble-t-il – toujours en l’importance de réincarner le vécu pour toucher à la vérité. Dans un entretien avec Marine Bohin pour SoFilm (1), Marina de Van révélait d’ailleurs son approche unique et introspective de la création cinématographique, centrée sur l’auto-exploration.
“C’est l’exploration de moi-même qui m’intéresse dans mon travail. Je ne comprends pas les autres et d’ailleurs en tant que scénariste j’ai une faiblesse sur ce point : les personnages secondaires de mes films sont souvent insuffisamment caractérisés.”
Cette vision artistique explique sans doute sa manière de transmettre ses expériences personnelles et ses explorations intérieures dans une vision incisive et clinique : pour dire le vrai et créer un malaise authentique, elle transcende la simple narration et atteint une vérité viscérale, palpable dans chaque plan et dans chaque mot. Certes elle n’est pas toujours à la fois objet et sujet : elle reste derrière la caméra dans “Dark Touch” et “Ne te retourne pas”. Mais c’est encore quand elle tourne l’objectif ou la focalisation vers elle qu’elle abolit avec le plus d’efficacité le mur qui l’éloigne du spectateur ou du lecteur ; elle peut alors entrer avec lui dans une communion dont personne ne sort indemne.
Tester le possible via la fiction
Il ne faut pas pour autant croire que tout ce Marina raconte est autobiographique. S’il est un talent à brouiller les pistes, elle le maîtrise comme une virtuose. La fiction, elle l’utilise comme un terrain d’expérimentation des possibles. Elle sait partir de sa propre expérience et amener ses personnages là où elle-même n’est jamais allée, n’ira sans doute jamais, pour explorer ce que d’autres n’osent pas, ce qu’elle ne veut peut-être pas vraiment, pour tester les limites entre la réalité et le fantastique, mais pas seulement : entre la réalité et le simple possible également. Lassée des hommes, par exemple, peut-elle aimer les femmes ? La réponse peut se trouver à l’écran sans avoir à être consommée dans sa vraie vie, et c’est là la vraie force du cinéma comme de la littérature : répondre aux questions laissées en suspens et trouver des réponses sans forcément le graver dans sa chair ou y laisser sa peau.
Pour tester ce possible, Marina de Van a un secret : elle écrit quand elle n’est pas inspirée. Le recul et la lucidité sont son moteur : elle ne peut concevoir de créer sous l’effet de l’exaltation. Jonchée depuis sa tour, sans doute, stylite solitaire qui tend incidemment un miroir à ses contemporains, elle peut alors explorer, via son double fictif, son “sentiment persistent d’étrangeté” et d’autres vies que la sienne. Et en faire profiter ses contemporains.
Un miroir pour refléter l’expérience humaine
Car à travers son propre prisme et au-delà de son expérience personnelle, Marina de Van invite chacun à un examen de conscience : dans ce miroir (motif très présent dans ses films), elle révèle des vérités souvent inconfortables, mais nécessaires, à l’image de Jean-Baptiste Clamence qui se proclame “juge-pénitent” dans “La Chute” de Camus, dévoilant peu à peu son vécu et impliquant son auditoire dans une esthétisation – jamais gratuite, jamais “glamorisante” – de la narration et de l’image. C’est une croix que porte Marina de Van pour se placer de la sorte à la jonction de l’observation horizontale du monde et de cette connexion verticale au sens profond des choses, et une forme de divin. Et, in fine, à la beauté.
“Je marche dans les rues, je capte mille sensations, et la plus forte, la plus exaltante, c’est le bonheur d’être en vie, seule ou pas, avec un homme, une femme, ou les marronniers d’une avenue, peu importe, je marche. Il n’est pas rare, les jours les plus beaux, de me voir arrêtée en pleine rue, observant, jouissant, mes sacs de courses dans les mains, et le visage rivé au ciel, tout est beau, tout est grâce, dans le silence intérieur qui dévore le vacarme, le ciel reste égal à lui-même, tant bleu et pâle, tantôt entaché de torsions moirâtres. Et que m’importe que la pluie baigne mon front, si je peux simplement contempler l’immensité du ciel, jusqu’à l’éblouissement.”
(“Tous comptes faits”, à sortir en 2024)
Malgré son retour à la réalisation, Marina de Van le confesse : “La seule chose qui m’attire, c’est la poésie”. Celle-ci est bien présente dans chacune de ses œuvres, quels qu’en soient le format ou le canal de diffusion. Elle habite sa manière de mettre à jour la vérité et la beauté, de faire vivre des expériences profondes et significatives, de celles qui interrogent, qui bousculent et qui laissent une trace, et dont on sort grandis, mieux armés, plus lucides nous aussi. Marina de Van produit un cinéma et une littérature du vivant, qui n’appuient pas là où ça fait mal, mais qui appuient plutôt là où ça fait sens.
Un conseil : guettez la sortie de ses deux nouveaux films, la ressortie de “Lettre à ma chatte” et son nouveau livre à paraître cette année, “Brûler l’empreinte”. Puis trois romans à venir, un par an. De quoi nous combler jusque, au moins, la fin de la décennie.
Marina de Van, ses films et ses livres
Filmographie (comme réalisatrice) :
Dans ma peau, 2002.
Ne te retourne pas, 2009.
Dark Touch, 2013.
Ma nudité ne sert à rien, 2018, à sortir en 2024.
Tous comptes faits, 2019, à sortir en 2024.
Bibliographie de Marina de Van :
Passer la nuit, Allia Éditions, 2011.
Stéréoscopie, Allia Éditions, 2013.
Rose minuit, Allia Éditions, 2016.
Betty la nuit, Albin Michel, 2016.
Lettre à ma chatte, éditions Abstractions, 2022.
Brûler l’empreinte, à paraître aux éditions Abstractions en 2024.
Sources et références :
(1) Bohin, Marine. “Dans la peau de Marina de Van.” SoFilm #93, septembre-octobre 2022, pp. 46-51.
Photo de couverture : capture de “Tous comptes faits”, long métrage à sortir en 2024.