“Pourquoi le saut des baleines” vient d’obtenir le Prix des Gens de mer 2015, au festival Étonnants voyageurs.
« Nous ignorons pourquoi les baleines et autres cétacés effectuent parfois ces sauts stupéfiants au-dessus des mers et des océans, mais les hypothèses ne manquent pas, elles se renforcent même du seul fait que la question n’a pas été tranchée. On dit qu’elles bondissent dans les airs pour déglutir, se débarrasser de leurs parasites, communiquer, séduire en vue d’un accouplement, pêcher en gobant, chasser en catapultant, fuir des prédateurs sous-marins comme l’espadon ou le requin, s’étirer, s’amuser, en imposer, ponctuer un message, une attitude. Aucune de ces explications ne convainc : fâcheusement partielles ou intolérablement saugrenues, toutes ont été contestées. Comme c’est le cas face aux grandes interrogations métaphysiques, elles semblent toutes buter contre l’étroitesse du cerveau et de l’imagination qui les échafaudent. La question serait-elle insoluble ? »
Ainsi débute le réjouissant, ludique et passionnant, Pourquoi le saut des baleines, destiné à trouver des réponses vraies et incontestables à cette question toujours en suspens… Entre traité naturaliste et opus métaphysique, Nicolas Cavaillès nous convie à une contemplation du vivant et une enquête fascinante, aux confins de l’entendement.
Des livres que l’on referme véritablement ému, il n’en existe que quelques-uns, mais des livres que l’on referme ému et frissonnant, c’est un peu miraculeux. Il faut dire que l’on est entraîné par l’auteur, comme Achab lié par les cordes de son propre navire à Moby Dick, vers les opaques abysses, vers des lieux d’intenses éblouissements et de profonds vertiges. On flirte avec ce que les grands mystères ont de sublime, quand les « Pourquoi » de l’enfance persistent malgré tout, et, surtout, quand on a la chance de tenter de les percer avec Nicolas Cavaillès, c’est à dire en compagnie d’une intelligence, d’une humilité, d’un humour, d’une délicatesse et d’une poésie peu communs.
Ma première lecture de Pourquoi le saut des baleines m’a valu de voir en rêve deux baleines à bosse jaillir à trois reprises d’une mer calme, à la verticale, droites et massives, avant de retomber en un fracas du diable dans l’étendue bleue. La seconde, à voix haute cette fois lors d’un trajet en voiture, m’a appris que mon inconscient manquait de réalisme : les baleines à bosse ne sautent pas verticalement, mais bien en un « saut carpé-flanché intégral vrillé ». Je finis ma prestation orale émue plus encore que la première fois, consciente de mon impuissance à saisir ne serait-ce que l’ampleur de la question, distinguant toujours si difficilement la masse du cétacé, qui toujours échappe, et s’enfonce.
On ne sait encore pas pourquoi les baleines sautent, du moins aucune explication ne semble à ce jour probante, qui expliquerait pourquoi le plus gros animal du monde s’oblige à bondir hors de l’eau, instant aussi fugace qu’absurde pour l’observateur, question obsédante dont Nicolas Cavaillès va tenter de trouver réponse : il classe les sauts par typologies, inventorie les postulats, réfute, postule à son tour et délire, doucement ou carrément, enfilant à l’envi la tenue de laborantin, de documentaliste ou le bonnet de Cousteau, adoptant le regard du commentateur sportif, la langue du physicien, ou de l’expert en zoologie, révélant comme chacun des chemins de la quête a son langage, son rythme et contient sa part de poésie pure et de vérité, et combien l’Interrogation redessine fondamentalement notre condition.
« C’est peut-être même cette sensation-là qu’elle vise, d’abord aveuglément, puis comme enivrée ; ce comble de l’absurdité exprime la seule forme d’indépendance à laquelle elle ait accès. Surchauffe détonante, ridiculement bénigne, malaise perdu dans l’immensité de l’océan, cet art animal, ce défoulement ritualisé, cette transe de l’oisiveté est bien, dans le « langage » de la baleine, la liberté.
Entretien
L’origine du livre est-elle une fascination pour ces mammifères et le mystère de leurs échappées ou avez-vous trouvé a posteriori l’objet adéquat pour déplier votre pensée et vos exercices littéraires ?
Nicolas Cavaillès : Le déclic, ce fut à la bibliothèque municipale de Nogent-le-Rotrou, une phrase trouvée par hasard dans un vieux livre feuilleté par hasard (un récit de voyage de Paccalet/Cousteau), en-dessous d’une photo de mégaptère en plein vol : « on ne sait toujours pas pourquoi les baleines sautent hors de l’eau ». Je ne m’étais jamais posé la question jusque-là, et n’ai pas arrêté de me la poser ensuite, jour et nuit pendant plusieurs mois, avec une intensité croissante qui m’a d’abord fait accroître la pression de mon index et de mon pouce sur mon stylo et le décapuchonner, et par la suite noircir un nombre bizarre de pages, jusqu’à la vision finale au Kamtchatka, qui clôt aujourd’hui le livre. Je ne m’explique toujours pas ce qui m’est arrivé – mais je sais depuis la parution du livre que je ne suis pas un cas unique, loin de là, de fascination irrationnelle pour les baleines.
Quelle est la part de jeu dans Pourquoi le saut des baleines ?
N.C : Nulle part il ne s’agit d’un jeu, si l’on entend par là un divertissement gratuit doté de règles et n’ayant pas de finalité hors de soi : il fallait trouver une réponse à la question, quelle qu’elle fût, il fallait tout essayer. Un théorème scientifique eût été Byzance, mais ma muse ne s’est peut-être pas avérée très solide en mécanique des fluides ; on saura dans quelques décennies seulement si la communauté scientifique internationale retient ou non sa proposition, mais l’impact risque fort d’être nul.
Comment avez-vous conçu la partition du livre ? De l’inventaire à la classification, à la création de catégories : il semblerait que vous refassiez le chemin d’élaboration d’une pensée depuis l’abîme originel : est-ce juste ?
N.C : Oui, je suis parti de zéro, ne sachant rien du sujet à traiter et n’ayant jamais rien commis de semblable. Ensuite, la structure du livre est effectivement née au fil de la plume (à l’exception de la dédicace, écrite en dernier).
– La pensée des fonds marins vous procure-t-elle comme à moi un délicieux sentiment d’angoisse ?
N.C : En essayant de me glisser sous l’épaisse couche de graisse de la baleine et d’arpenter avec elle les abîmes océaniques, oui, j’ai ressenti une certaine angoisse – mais elle n’était pas « délicieuse ». Elle donne plutôt envie de contempler la mer que de s’y engloutir.
– Quelle fut l’étendue de vos recherches sur les baleines ?
N.C : Ce fut un travail solitaire, livresque et imaginaire ; je n’ai hélas jamais vu de baleine (pas même en rêve…), ni de cétologue (espèce plus rare encore, mais qui bondit peut-être elle aussi, parfois, hors de son élément). Pour ce qui est des livres, le texte s’est nourri de tout ce qui m’est tombé entre les mains durant la période d’écriture.
Il semble que vous ayez choisi de ne pas mobiliser outre mesure les références littéraires et artistiques autour de la baleine : je reviens ici encore à la métaphore de l’éveil de la pensée, de l’exercice contemplatif qui serait nécessairement débarrassé des grilles sensibles préexistantes pour accéder à sa plénitude, au saut nu, et la pensée de son mystère.
N.C : Oui, comme je le disais tout à l’heure, au début de cette entreprise il n’y avait rien. Si j’ai privilégié les sources scientifiques, particulièrement riches en la matière, c’était sans doute aussi, inconsciemment, pour avoir ensuite l’ingratitude de les dénigrer ; mais dans le fond, on peut appréhender de la même manière un traité de biologie comportementale et un recueil de poèmes : s’il existe une vérité, si l’on peut dire pourquoi le saut des baleines, tous les chemins – même apparemment erronés ou dépourvus de rapport – peuvent y mener, indépendamment de leur forme. Un exemple parmi d’autres : un ouvrage de vulgarisation cétologique des années 1950, très mauvais, sur lequel je suis tombé par hasard et qui n’a dans le fond aucun intérêt, mais qui m’a tout de même inspiré à rebours quelques paragraphes ; je les dois donc à sa grossièreté, à sa médiocrité si pénible, si consternante. On écrit souvent par réaction, par contestation. Enfin, autre cas extrême, celui de Moby Dick, qu’il a fallu ne pas trop solliciter : Moby Dick contient déjà tout, et m’eût par conséquent découragé.
– Que vous a apporté le champ lexical scientifique?
N.C : Un peu, peut-être, ce qu’il a pu apporter à Jules Verne dans sa propre exploration des fonds sous-marins, dans la claustration du Nautilus : un exotisme étrange et poétique. Un petit divertissement pour helléniste, aussi, et puis la brutalité d’un langage parfois austère et mystérieux, pour le néophyte, voire absurde, aussi dépourvu de sens et, partant, aussi intriguant qu’une langue étrangère particulièrement lointaine, comme le finnois, le shona ou le nahuatl (en nahuatl, d’ailleurs, il paraît que baleine se dit hueyimichin), ou encore, pour revenir à Vingt mille lieues sous les mers, comme la langue imaginaire que parlent les habitants du Nautilus. En dernier lieu, ces bizarreries rendent plus sensible l’inconsistance de tout langage, donc de toute construction dans le langage, a fortiori de toute théorie et de toute loi : des sons injustifiables, parfois cocasses et triviaux, censés représenter des choses très précises, parfois complexes et ambitieuses.
– La vanité de nos questions existentielles ne les rend pas moins fondamentales, c’est ce que j’ai conclu de la lecture de Pourquoi le saut des baleines. Si le saut de la baleine lui permet de se situer, en somme d’exister, l’acte créatif, artistique, intellectuel…, comme moment inutile, donc “absurde”, cette absence à nous-mêmes, ce pas de côté serait donc ce qui nous rendrait humain et serait par là le droit le plus fondamental ?
N.C : Il ne s’agit pas à travers le saut des baleines de forger une nouvelle métaphore de l’écriture ou de la création artistique, même si certains écrivains ou artistes sont assurément de grands sauteurs (le Niçois Yves Klein, par exemple, qui par son « saut dans le vide » s’est magnifiquement opposé à l’art « statufié »). Mais pour en rester aux baleines, oui, les vieilles questions existentielles restent fondamentales, et oui, c’est bien un droit (malheur à tous ceux qui empêchent les baleines de bondir), mais aussi, avant tout, semble-t-il, un devoir, une obligation, une nécessité impérieuse, à la fois physiologique, esthétique et morale, pour elles, que de se confronter à leur vertigineuse réalité.
**Nicolas Cavaillès a reçu le Prix Goncourt de la nouvelle 2014 pour Vie de Monsieur Leguat, aux éditions du Sonneur.
Pourquoi le saut des baleines • éditions du Sonneur • 2015 •12 € • Format : 122 x 192 mm • 72 pages • ISBN : 978-2-916136-84-4
présentation et interview de Lucie Eple pour son excellent blog que je vous invite à découvrir d’urgence ici