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'Reading is Good for Steve' d'icrdr (www.deviantart.com)

Quentin Leclerc – Rivage au rapport

T’es dans un champ, il y a un cadavre entre les herbes. L’inspecteur Rivage s’est déplacé sur les lieux, laissant sa partie de Tetris inachevée. D’ailleurs c’est une brèle à Tetris ; son assistant Copperfield ne lui dit pas, la vie à Myriad Pro est suffisamment compliquée comme ça et c’est pas près de s’arranger, parce que ce cadavre, c’est que le premier.

T’es sur un terrain de golf, dans le bureau d’un proviseur ou sur l’autoroute ; t’évolues dans un univers bien rangé, qui file droit.

C’est très carré. C’est un monde composé de petits carrés, présentant une gamme de coloris assez étendue. Mais la base de données n’est pas illimitée : on sent qu’à quitter Myriad Pro, à faire un peu trop parler ses personnages ou à décrire trop précisément une scène, on se heurterait à l’épuisement des ressources narratives. On est loin d’un monde ouvert. Le roman semble se développer dans un univers tout ce qu’il y a de plus borné. Une ville, une poignée de personnages au-delà desquels on atteint un mur invisible, une frontière définitive. Au-delà, rien n’a été créé, rien n’a été imaginé : au-delà de cette limite ta fiction n’est plus valable. Donc t’es dans un champ, un golf, etc., liste modeste de scènes inscrite dans une réalité sous conditions, à travers laquelle l’intrigue file droit.

En tout cas elle devrait. De case en case, de pixel en pixel, on avancerait jusqu’à la résolution, dans ce monde aux possibilités finies. Et pourtant ça dévisse. Le cordeau vrille. Ou plutôt les pixels sont mal joints. Quentin Leclerc, lorsqu’il met au point Rivage au rapport, foire sciemment une ligne de code. Une faille se forme.

Des meurtres s’en échappent. Et aussi des lieux, des gens. Des gens ont disparu. Des lieux se murmurent, pourtant leur existence est inconcevable, comment tu veux qu’il y ait une salle cachée sous la falaise ? Comment tu veux que de vrais meurtriers délibèrent de leurs crimes dans une scène de jeu vidéo ?

La vraie vie devient floue. A trop foutre le nez dessus, bien trop près, on lui voit les pixels, à la vraie vie. Pas assez de choix dans les formes et les couleurs. Tu vois comme les gens se déplacent, c’est un peu… simple, non ? Il faudrait bidouiller les paramètres du roman pour donner une plus vaste latitude à tous les personnages, découvrir des lieux dissimulés et débloquer des quêtes secondaires. Parce que pour l’instant, tout est trop simple, même l’écriture te le fait comprendre. Il se passe ci, Rivage marche par là, c’est limpide. Ça tire à vue, une balle, net, narration au sniper. Rythmiquement ça lapide. C’est des chapitres courts composés de paragraphes courts composés de phrases pas longues et chacune de ses phrases atteint sa cible, parfois c’est l’action, parfois l’absurde, parfois la mélancolie, coup sur coup.

Scénaristiquement ça a tout pour plaire, en mettre plein la vue comme au cinéma : meurtres inexpliqués, course-poursuite sur l’autoroute, mission spatiale et parrain à sang froid. Générationnellement c’est très fort, ça brasse jeux vidéo, réseaux sociaux et communautés en ligne, l’imaginaire se pixélise de ouf, parfois je me dis : “C’est ma langue, ma vraie langue, celle que je parle depuis que j’ai 14 ans, ça y est, elle entre dans un livre.” La recherche google me devient esthétique page 103, les posts des forums me deviennent poèmes en prose page 61. Morceau de bravoure après l’autre, poésie à tous les topics et, régulièrement, une objectivité de notice wikipédia un peu transcendante se ramasse la gueule dans la dure mélancolie du réel (c’est par ex. à la p. 50 avec les habitants de Miami). Intuitions géniales transformées en coup de maitre.

“Il fait défiler la page et lit : selon les données disponibles, il y a une probabilité cumulée d’un sur 1700 que Bénou percute notre planète entre 2175 et 2199.
Ah ouais OK, dit Rivage. Il se demande quel bruit il fera en touchant la Terre. Copperfield pense aux émotions qu’il ressentira si cet astéroïde les pulvérise. Il ne sait pas si la tristesse vient avant la déflagration, ou juste après.” (pp. 247-248)

Style faussement limpide dont témoigne déjà l’incipit, avec un truc en dessous qui stagne pas. Un genre de cœur en fusion. Qui grossit très lentement, remonte le long de cheminées magmatiques. La banalité de cet univers te semble de moins en moins convaincante, et Rivage et Copperfield sont aussi de cet avis. Ils sentent qu’un jour ou l’autre, bientôt, ça va péter.

Ça a pété une fois, un meurtre c’est pas rien, mais ça va péter encore, et l’explosion n’aura rien à voir. Les forces en présence ne sont pas les mêmes. Il y a la promesse d’une dévastation, une énergie d’apocalypse vraiment. Bientôt la banalité du monde va être réduite en miettes. Bientôt Myriad Pro et ses habitants vont céder. Le roman que t’as dans les mains, il va céder. L’énergie mobilisée, c’est effrayant. Rappelons que toi, lecteur·rice, tu accordes ta confiance et tous tes présupposés, qui sont remis à l’auteur·rice pendant toutes les heures que dure la lecture. Parfois ça chamboule un peu, la mélancolie d’un personnage, par exemple. Mais ici, avec ce magma et cette puissance destructrice, avec cette réalité que t’appuies dessus tu la troues avec ton pouce et derrière y a quoi ?! Ces pratiques littéraires, cet imaginaire, ce discours sur la fiction, rationnel sapé, quêtes débloquées, cathédrales magmatiques sous la plage…

On quitte le roman mais ça va continuer, ce discours, cette initiation… c’est un jeu vidéo ou c’est kabbalistique ? Vraiment on a le droit de tout faire dans la fiction, on se demande pourquoi Andromaque résignée choisit pas de s’embarquer pour Pluton, pourquoi Marcel trouve pas le Retourneur de Temps sous la plage de Balbec. Si ça vrille pas dans les livres, ça vrillera où ? Quentin Leclerc il ricane au milieu de ses alambics, il joue l’apprenti sorcier de la littérature et peut-être qu’on va tous y passer. C’est ça son livre, c’est de la fiction fine derrière des gros pixels c’est christophe hondelatte cramé en pleine course arc-en-ciel c’est des faux boloss et des vraies belles lettres c’est rivage au rapport.

 

Rivage au rapport,
Quentin Leclerc.

 

Éditions de l’Ogre,
septembre 2021.

 

 

Olivier

À propos Olivier

Chroniqueur. Passe sa vie ici et là, à pratiquer les routes, les livres, et l'écriture.

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