Pour point de départ de Melmoth furieux, Sabrina Calvo choisit l’inauguration de Disneyland Paris en 1992, cérémonie pendant laquelle un jeune homme va s’immoler par le feu. De cet événement dramatique on a effacé toute trace dans les archives : pas un article, pas une vidéo, pas une photo. Pourtant, c’est à ce moment là que l’Histoire a basculé.
Une uchronie punk et tendre
Fi, 35 ans, narratrice de cette histoire, vit à Belleville dans ce qui pourrait être une version actuelle de la Commune. Entourée d’enfants orphelins un brin hackers et qu’elle chérit plus que tout, elle s’emploie à coudre des vêtements pour tout le monde à partir de matériaux de récupération et à réparer les doudous des petits. Elle entretient aussi le fabuleux projet d’aller brûler Eurodisney.
Par bribes saccadées, à un rythme soutenu, l’autrice nous balance les images d’une réalité alternative avec une énergie jubilatoire. Eurodisney a fermé ses portes au public, mais la rumeur dit que ses geôles souterraines servent encore aux forces de sécurité de la Métrique, dictature en place, associées aux troupes de la Souris Noire. Après l’opération d’épuration sociale pendant laquelle les cités autour du parc d’attraction ont été rasées, Fi s’est réfugiée derrière les barricades de la Commune libre de Belleville, lieu de solidarité et de résistance.
D’abord un cheval de Troie que la France a gobé dans sa soif de fric et de rayonnement. Puis une véritable entreprise de conquête, culturelle et maintenant répressive. Car notre Commune n’est pas le résultat d’une misère, d’une invasion allemande. Mais d’un conquête plus pernicieuse, qui s’avance masquée, avec deux grandes oreilles noires. Je vois les convergences d’oppressions, les murmures derrière le voile de la propagande. Comme la Métrique, la mise en mesure du monde, avance ses pions planquée derrière les corporations.
Plus tard elle fera la rencontre de l’énigmatique François Villon, poète romanesque et ami d’un canard à trois pattes, qui a connu le frère de Fi, aujourd’hui disparu, et qui détient probablement la clé des sombres énigmes liées au parc. A mesure que le récit avance vers une tragédie inéluctable, l’écriture se fait de plus en plus poétique et onirique. A ce stade, il n’y a plus qu’à se laisser porter par le texte, coloré, mouvant et musical. Nous comprenons alors que peu importe l’issue de l’épopée car tout ce que Fi, Villon et les enfants ont partagé, et les idéaux qu’ils ont portés, valait simplement la peine d’être vécu.
Lumineux, sensible et inclusif
L’autrice présente son livre comme une sorte de suite au Melmoth réconcilié de Balzac, lui-même constituant une courte suite au roman gothique de Charles Robert Mathurin, Melmoth : l’homme errant, paru en 1820. Dans le roman de Sabrinna Calvo, “Melmoth” représente un concept, celui de la manipulation des masses à travers ce qu’elle décrit comme « des processus de collusion entre politique répressive et entertainment de masse ». La société ultra libérale au sommet de son art à travers le symbole de la fameuse souris noire américaine.
Récit d’une lutte sociale émaillé de fantastique, Melmoth furieux nous donne à voir les failles de notre époque et les combats qu’il faudra encore mener. L’autrice met en scène la diversité et son roman plaide avec subtilité en faveur du féminisme et de la transidentité. Elle met également en avant l’importance de la créativité et l’imagination, et la nécessité pour chacun de bâtir son identité, de la coudre sur mesures. Tout comme les personnages hauts en couleurs de la Commune de Belleville, apprenons la solidarité, osons croire à nos rêves et mettons tout en œuvre pour une convergence des luttes. Un espoir de futur, ainsi, est possible.
Je sais que quand on crève de faim bien se saper c’est pas la prio mais je peux pas m’empêcher de penser que le monde hors les murs de Belleville nous considère comme des crevards, des crasseux. Ils ont gagné la bataille médiatique quand ils ont crucifié nos combattants pour avoir osé briser des vitrines de luxe. Et les vieilles générations, déjà consumées par la peur de l’autre, par la haine de la différence et la méfiance, ont compris que les minorités voulaient tout détruire et qu’il fallait en finir. Mais à l’intérieur de cette dépossession générale, il reste malgré tout des formes de vie commune qui se cherchent, des gens pas totalement réduits au statut qui leur est assigné, et qui ont créé des liens de solidarité, forgé un langage, instauré des usages. J’aimerais pouvoir dire que les choses sont simples, qu’on peut établir des camps clairs dans cette guerre civile mondiale où tout le monde semble désormais faire partie du même bord. Je n’y crois pas. Je ne discerne rien – à peine un sursaut d’adelphité. Un élan.
Paru le 2 septembre 2021 aux éditions La Volte
Couverture : David Lyle & Stéphanie Aparicio
312 pages
amélie
Ce roman est aussi, pour moi, une formidable somme des obsessions de son autrice…