Santiago Gamboa écrit à la fois le chaos du monde, la solitude au milieu du tumulte, la rage qui dort en attendant la vengeance, la violence qui naît et ne meurt jamais, trouvant toujours un cœur abîmé à empoisonner et des veines où se propager. Retourner dans l’obscure vallée incarne à la fois la violence de notre monde et l’incandescence d’une vie, celle de Rimbaud.
Dans une écriture franche et énergique, l’écrivain met à nu le côté obscur de l’être humain et des sociétés qu’il engendre. Aucune n’a jamais fonctionné sur une base égalitaire et paisible. Toutes se sont construites et ont été entretenues par la haine : entre ethnies, entre religions, et aujourd’hui, plus que tout autre adversité, entre les exclus et les nantis, “les perdants et les gagnants”.
Dans ce roman polyphonique, on retrouve l’inventivité débordante de Santiago Gamboa dans une atmosphère prégnante de réalisme car la violence des hommes dépasse souvent l’entendement.
“J’ai vu des explosions nucléaires (…) des hommes égorgés (…) des corps mutilés (…) des milliers de mains coupés (…) des femmes défigurées (…). Tout cela, je l’ai vu à la télé et soudain j’ai pensé : est-ce que j’ai oublié de prendre un comprimé ? Non ce qui se passait dans le monde était bien pire que mes sombres hallucinations, alors j’ai commencé à comprendre où tout cela conduisait.”
Trois voix alternent entre la Colombie en proie à des guerres intestines chroniques liées aux tensions politiques et aux trafics de drogue, et une Europe qui se voit bousculée par des attaques terroristes imprévisibles. C’est dans ce contexte que les personnages de Santiago Gamboa évoluent, que trois voix se frayent un chemin jusqu’à nous.
Celle du consul qui prend le pouls de notre société en attendant la téméraire Juana, celle de Manuela qui tente de s’évader à travers la poésie sans pouvoir oublier son enfance volée, et celle de Tertuliano, “philosophe messianique” aux multiples théories (celle des corps mutilés, celle des âmes qui reviennent ou encore celle des acides ). Ce dernier a intégré nombreuses sectes et groupuscules de tous genres avant de créer sa propre société secrète : celle des Maîtres Anciens. Il possède le charisme d’un gourou et la violence d’un fanatique. Il est politiquement incorrect, éradique le mal par le mal mais est aussi d’une extrême lucidité quand il nous parle des racines du mal et de la haine qui gangrène nos sociétés.
“Je suis sûr que tu sais ce qu’est le libre arbitre, n’est-ce-pas ? La possibilité humaine de choisir entre le bien et le mal, un choix qui permet au mal d’exister. S’il est vrai que l’homme tend à la bonté, pourquoi se tourne t-il vers le mal ? Eh bien parce que la méchanceté est aussi humaine et provient de ce que j’appelle “éteindre le radar”. (…) Les gens qui ignorent la nature du bien éteignent le radar, et ils l’éteignent parce qu’ils le veulent, pour se fracasser contre les rochers”
“Comment crois-tu que les nations se sont formées ? À force de rage et de haine, bien sûr, mais orientées par un projet. Toutes les guerres humaines sont fondées là-dessus. Les héros naissent de la haine et de la rage. Ce sont eux qui ont réussi à conduire un collectif à la victoire. Tu ne peux pas lutter contre quelqu’un que tu aimes. Le respecter, oui. On respecte son ennemi, on lui rend les honneurs, mais quand on l’a en face, on lui tire une balle dans la poitrine. C’est la loi humaine de l’histoire. (…) La haine est partout, sinon les guerres ne marchent pas. Qu’est-ce que tu vas dire à quelqu’un qui part pour tuer des gens qu’ils ne connaît pas, qu’il n’a jamais vus de sa vie, qui ne lui ont rien fait, si avant tu ne lui a pas inculqué la haine ?”
Trois destinées, trois atmosphères différentes : du sombre au très sombre voir complètement obscur. Trois parcours différents qui vont se rejoindre pour une ultime vengeance tandis que Rimbaud plane sur le récit tel un ange déchu.
Rimbaud, le poète de génie, aventurier, rêveur, ambitieux, éternel insatisfait, orgueilleux, subversif. Rimbaud dont la jeunesse à la fois décadente et incandescente est passée comme la mèche d’un pétard qui se consume. Entre vagabondage et voyage, alcool et drogues, sa vie sans répit nous tient en haleine. Malgré tous les points obscurs qu’elle comporte, elle est comme une lumière qui crépite au milieu du sombre retour vers un passé que ni Manuela, ni le consul et Juana ne peuvent habiter de nouveau. Ils ne leur restent plus qu’à “revenir là où Rimbaud voulait revenir” : Harar.
Santiago Gamboa a l’art d’élaborer des intrigues inattendues et de relier des personnages qui n’auraient sans doute jamais pu se croiser sans lui. La construction du roman est habilement menée tant par le cheminement de ses personnages que par celui des pensées qui les traversent et les guident. La violence et la rage de vivre s’insinuent en nous et on se laisse subjuguer par la vitalité de son écriture qui semble parfois partir dans tous les sens mais qui nous emmène en réalité à un point de rupture bien précis qui pourrait être celui ci : pour avancer il faut se confronter au mal, l’éviter ne sert à rien. Il faut le regarder en face au moins une fois, sans se détourner, pour mieux le combattre.
“(…) il y a certaines douleurs, mec, qui ne peuvent être soulagés que par la violence, ce que la réalité d’aujourd’hui interdit. Parce que l’histoire, les idées et les collectifs humains ont tout embrouillés. (…) Ils ont la force de la faim, de l’humiliation et de la douleur. Qu’est-ce que tu fais contre ça ? Tu les affrontes ? Et comment ? Tu fais venir un prof de la Sorbonne pour qu’il leur explique ? Qui va l’écouter ? Malgré tout, nous devons comprendre que le sentiment de culpabilité historique ne sert à rien, mec. Tu ne peux pas dire qu’ils ont le droit de vomir l’Europe parce que l’Europe a coloniser leur pays. (…) La vie des pays est comme la vie des hommes. Je ne vais pas cogner ma mère sous prétexte qu’elle m’a frappé quand j’étais petit. Il y a des époques qu’il faut refermer, ranger dans une petite boite. Tu te souviens de ce qui s’est passé, mais tu vas de l’avant, non ? (…) Le monde ne peut ni ne doit continuer avec ce mélange explosif.”
Roman qui heurte, bouscule et fait réfléchir. Une fois pris dans le courant on se laisse emporter et la lecture en devient frénétique.
2017, éd. Métailié
447 pages
traduit de l’espagnol (Colombie) par François Gaudry
Pauline