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Malte - Dans les eaux profondes... Sara Lövestam

Sara Lövestam – Dans les eaux profondes…

Malte est un petit garçon attachant, quoiqu’un peu turbulent, qui donne parfois du fil à retordre à ses maîtresses de grande section de maternelle. Il faut dire que, du haut de ses cinq ans, il aime bien l’agitation, Malte. Il aime construire des tours pour les détruire aussitôt. Et parfois il ne s’arrête pas là. Il s’en prend aux tours de ses camarades, aux peluches, aux autres enfants, emporté par une énergie qui le dépasse :

Quand Kalle approche, Malte lui jette un éléphant dessus. La peluche l’atteint à l’épaule. Malte n’a pas fait exprès de la jeter sur lui. Il ne maîtrise pas ses mouvements, et puis ça fait du bien de jeter les choses très fort.

Malte a de quoi être agité. Il est sans cesse préoccupé par la venue possible des services sociaux. C’est pour ça qu’il fait bien attention à ne dire à personne qu’il y a beaucoup de bouteilles vides à la maison ni que sa maman dort beaucoup, ou que parfois, quand elle se penche sur lui, elle a une drôle d’odeur. Il ne dit pas non plus qu’Ove, l’amoureux de sa maman n’est pas très gentil, ni avec elle, ni avec lui. Il sait aussi qu’il ne doit pas expliquer pourquoi il a un pansement sur la tête. Sa maman l’a bien prévenu :

Si tu racontes quelque chose, maman pourrait avoir beaucoup de problèmes, et on risque de nous séparer.

Malte a très peur des services sociaux. Il ne sait pas vraiment ce qu’il a le droit de dire.

Alors Malte ne parle pas.

Malgré ses préoccupations Malte est content car il s’est fait deux nouveaux amis. Il y a Kalle, le nouveau venu à l’école avec qui c’est agréable de jouer. Kalle aime beaucoup les jeux de filles. Il est le contraire de Malte. Mesuré, calme, presque timoré.
Et puis il y a Roger. Il est sympa Roger. Il a promis à Malte de ne parler à personne de la pomme de pin qu’il a trouvée et cachée près de la grille de l’école. Une belle pomme de pin d’une étrange couleur. Fascinante. Un trésor. C’est près de cette grille qu’il a rencontré Roger pour la première fois.

Ils ont un peu discuté et puis Roger est devenu ami avec la maman de Malte et a proposé de garder le petit garçon de temps, en temps. Pour l’aider. Au fur et à mesure des journées passées avec lui, Malte apprécie beaucoup moins la présence de Roger. Sans réussir à se l’expliquer, il la trouve pesante. Étrange. Il a aussi très peur des fantômes qu’il a cru distinguer dans les recoins de son appartement le jour où Roger a voulu lui masser les jambes.

Chez Roger, c’est l’opposé diamétral de chez Malte. Le calme à la place du vacarme. La propreté à la place de la crasse. Roger qui l’écoute toujours très attentivement alors que chez lui, personne ne l’entend […] Chez Roger c’est le silence complet. Pas de chips sur le canapé. Les coins sont propres, mais soudain, dans l’obscurité, Malte voit ce qui les habite. Les fantômes.

Mais Malte a toujours aussi peur des services sociaux. Surtout que, comme sa maman, Roger l’a également mis en garde.

Alors Malte ne parle pas.

Quelqu’un d’autre est préoccupé par la présence de Roger. Il s’agit du Témoin, qui, depuis sa fenêtre qui donne sur la cour de l’école maternelle, a longuement observé cet homme blond, âgé d’une quarantaine d’années, aborder un enfant à travers les grilles.

Le Témoin a bien remarqué  l’étrange manège de l’homme qui est passé plusieurs fois devant l’école, comme ne lui a pas échappé non plus le fait qu’il vienne désormais chercher l’enfant à la sortie de la classe. Inexplicablement inquiet, assailli par des souvenirs d’enfance enfouis depuis trop longtemps, le Témoin fouille dans sa mémoire, tente de comprendre ce qui l’interpelle de la sorte et se décide à faire part de ses doutes.

Grâce à une composition savamment maîtrisée, qui entremêle les points de vue et permet d’assembler au fil du récit une trame bien plus vaste qu’il n’y paraissait au premier abord, Dans les eaux profondes… possède les qualités d’un thriller glaçant qu’on dévore avec angoisse, tout en dressant, avec une belle habileté, une critique sociale forte sur le pouvoir qu’ont les adultes sur les enfants.

Raconté en grande partie à travers les yeux d’un garçonnet de cinq ans, le roman de Sara Lövestam est frappant de réalisme et d’intelligence. L’auteure est parvenue à se glisser dans la peau d’un tout petit, mis face à une situation grave, qui le dépasse, mais dont il pressent la dangerosité.

L’une des grandes finesses du roman est d’aborder le thème complexe de la pédophilie en évitant soigneusement les écueils du voyeurisme, du sensationnalisme. Ici l’écriture est subtile et la réflexion profonde qui aborde le problème à la fois comme une dérive psychiatrique grave mais aussi et presque surtout comme un échec collectif. Échec rendu possible par un monde d’adultes tragiquement faillible, parce que centré non pas sur l’enfant, mais sur les apparences et surtout sur l’apparente « normalité ». Parents démissionnaires, maîtresses négligeantes, le manque de courage et de lucidité donnent la possibilité au prédateur d’agir sous couvert d’une apparence ordinaire.

Cette question de la normalité est essentielle dans le roman, puisqu’elle dicte les actes des adultes qui se trompent aisément de cible, qui se méprennent sur le caractère d’un petit garçon qu’on juge simplement “difficile”, qui ne savent pas voir au-delà des apparences. Seuls les personnages en décalage pressentent ou perçoivent le réel danger : l’enfant, l’adolescent renfermé, pas encore entré dans le monde des adultes, et surtout le Témoin qui lui en est exclu depuis trop longtemps.

Sara Lövestam nous fait connaître avec Dans les eaux profondes… des moments très durs, pendant lesquels on est plongé dans un monde de perversion, où les mots font nécessairement mal. En dépit de la parole absolument pervertie des pédophiles, les mots les plus difficiles à lire sont, paradoxalement, les mots naïfs de l’enfant qui révèlent la violence de la situation qu’il vit :

Malte ne sait pas quoi faire. Peut-on dire à quelqu’un de gentil d’arrêter de vous serrer dans ses bras ?

Mais le roman est également une belle leçon d’humanité, rappelant (ce qui est malheuresement encore indispensable de nos jours) que la perversion n’a pas de visage et que la menace ne vient pas nécessairement de ce qui est différent.

Dans les eaux profondes… est un roman bouleversant, dont on ne sort pas tout à fait indemne.

 

Dans les eaux profondes... Sara Lövestam Éditions Actes Sud

Traduit du suédois par Esther Sermage

352 pages. 

 

 

Hédia

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Chroniqueuse

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