L’orchestre déboule par une porte latérale, comme un essaim portant tout un tas d’archers, de baguettes, d’anches. Il s’ordonne. Les cordes, d’abord, puis les vents et enfin viennent les percussions. Le public se glisse entre les fauteuils sauvés du désastre. Comme elle leur fait l’honneur d’être là, parmi eux, Magda prend tout son temps pour déplier le programme imprimé sur du mauvais papier. C’est une denrée rare. On manque de tout.
Cette mis en scène est absurde. Tout est fini. Magda porte une robe en soie taillée sur mesure, un chignon assemblé de main d’orfèvre et des auréoles sous les bras, qu’elle cache. Elle les déteste, tous.
Dans Ces rêves qu’on piétine, premier roman d’une rare délicatesse, Sébastien Spitzer s’attaque à un moment historique dont on n’épuisera jamais le sens, à ce moment où l’Histoire est devenue folle, ce moment qu’est la Seconde Guerre mondiale, “où nos humanités ont été poussées dans leurs derniers retranchements, chez les puissants comme chez les faibles”.
Évitant les écueils innombrables et abordant des mots saturés de sens et d’images sous un angle plus incarné, l’auteur livre une magnifique réinterprétation du passé, qui interroge les notions de sacrifice, de mémoire et de transmission, l’expérimentation de l’abîme et l’amour dans un monde déboussolé.
“Flirter du mieux possible avec le vraisemblable pour imaginer le reste, tout ce que l’Histoire néglige, tout ce à quoi n’étaient pas destinés les milliards de mots publiés, gratter sous les décombres, astiquer les consciences pour tenter de faire jaillir quelques mauvais génies, certaines arrières-pensées, vraisemblables, toujours vraisemblables” écrit Sébastien Spitzer dans la postface.
Nous sommes en avril 1945, Berlin est ciblée par les bombes au phosphore, l’armée soviétique s’approche dangereusement de la chancellerie. Magda Goebbels, prise pour modèle par des millions de femmes allemandes, descend dans le Führerbunker avec ses six enfants. Durant ses longues heures poisseuses, elle dévide la bobine de ses pensées, ses quinze années de gloire et le long parcours pour y parvenir. Une ambitieuse qui a tout sacrifié pour parvenir aux plus hautes marches du pouvoir.
Loin de ce huis-clos, on suit Ava, trois ans, née dans le bordel d’Auschwitz, et sa mère Fela, dans une fuite éperdue à travers forêts, labyrinthe d’ombres qui absorbent leurs traces. Pour seul bagage, elles possèdent un rouleau de cuir contenant les lettres d’un père raflé à sa fille, une certaine Magda…
Filer le personnage de Magda Goebbels dans les derniers soubresauts du national-socialisme pouvait s’avérer périlleux mais en grattant le vernis de cette reine déchue, il ne s’agit pas pour l’auteur de la mettre en contexte afin de la comprendre, ou encore de normaliser ses actes. Il s’agit de plonger méthodiquement dans l’horreur de la barbarie et de la folie ni plus ni moins.
Une exactitude documentaire qui n’est toutefois qu’un pendant de cette œuvre qui se révèle être une belle réinterprétation de l’Histoire. Une puissante et délicate alchimie de mots. C’est que se cache derrière ce premier roman un conteur virtuose, imaginant ce qui est absent des archives.
Parce qu’il puise dans le désordre de l’Histoire la matière vivante pour une réflexion sur notre monde, Sébastien Spitzer livre un roman précieux, qui tombe à point nommé. Lire Ces rêves qu’on piétine, c’est se remémorer que le mal vient souvent de la parole et des mots avec lesquels nous prenons trop de liberté. Et le danger, de notre propension à oublier.
Ces rêves qu’on piétine
Sébastien Spitzer
Éditions de L’Observatoire