Après les éditions du Typhon, ce sont Benoit Laureau et Aurélien Blanchard des éditions de l’Ogre, dont nous avons régulièrement le plaisir de chroniquer les parutions, qui ont accepté de partager avec nous 10 lectures qui les ont marqués ces dernières années.
N’hésitez pas à visiter leur antre et dévorer leur catalogue : “des livres qui, d’une manière ou d’une autre, mettent à mal notre sens de la réalité”, “une certaine littérature du glissement de la perception, de l’effritement ou de la saturation du réel”.
Le choix de Benoit
Working de Studs Terkel. Trad. Aurélien Blanchard, Denise Meunier, Éditions Amsterdam, Paris, 2006.
Studs Terkel est l’auteur d’une œuvre monumentale, une « histoire orale et populaire des États-Unis du XXe siècle » dans laquelle il livre une galerie de portraits bruts, graphiques, presque photographiques. Working, comme tous les autres ouvrages de Terkel est le résultat d’un art subtil de montage d’une oralité stricte, ni réécrite, ni retouchée. Il se dégage de ces 70 entretiens une petite musique très particulière, une forme d’altérité mouvante et puissante qui dépasse la somme des histoires individuelles pour former un témoignage exceptionnel sur la réalité et les transformations contemporaines du travail.
Des os dans le désert de Sergio Gonzalez Rodriguez. Éditions Passage Du Nord-Ouest, Albi, 2007.
Sergio Gonzalez Rodriguez, est probablement un des auteurs mexicains contemporains les plus important. Son œuvre s’articule autour de romans et d’essai tous inédits en français ainsi que cinq récits documentaires, « cronicas », dont deux, Des os dans le désert et Un homme sans tête, ont été publiés par un éditeur exceptionnel, Passage du Nord Ouest. Œuvre magnifique et terrible de restitution à la fois littéraire, documentaire et politique des féminicides au Mexique et plus généralement de la violence abstraite d’une finance mondialisée, Des os dans le désert est une lecture fascinante, une expérience de langue inédite et nécessaire.
Tombeau pour cinq cent mille soldats de Pierre Guyotat, Editions Gallimard, coll. L’imaginaire, Paris, 1980.
Que dire d’un tel texte ? Tombeau pour cinq cent mille soldats, est un roman épique d’une grande liberté formelle et d’une violence extraordinaire qui relate l’horreur d’une guerre coloniale. En tant que lecteur c’est d’abord une expérience politique et poétique extraordinaire, en tant qu’éditeur qui s’intéresse à l’écriture des violences contemporaines, à l’invention de langues qui permettent de leur donner corps, l’œuvre de Guyotat tout entière a été une découverte formidable.
Gutshot (Cinquante façon de manger votre amant – à paraître en octobre 2020), Amelia Gray.
Petit écart dans cette sélection puisqu’il s’agit d’un livre que nous allons publier à l’automne 2020. Amelia Gray est une autrice américaine spécialiste des formes courtes, elle est également scénariste de séries (Mr Robot et Maniac). Dans Gutshot, son troisième recueil de « short stories », Amelia Gray explore l’incroyable cabinet de curiosités qui lui sert d’imaginaire, et en extirpe des joyaux d’humour noir et d’imagination, qui rappelleront au lecteur à quel point le monde que nous habitons est à la fois étrange, cruel, et magnifique. Amelia Gray convoque tout un imaginaire qui m’est très cher, qui va de Max Blecher ou de Bruno Schulz, de cette littérature sensorielle et surréaliste dite des sanatoriums, jusqu’au « weird » contemporain, et elle parvient à faire quelque chose de très rare : rendre leur corps aux émotions.
Tomates de Nathalie Quintane. P.O.L, Paris, 2010.
Tomates est à la fois un essai, une autofiction, un texte poétique et politique, un récit libre qui se lit comme une forme de réponse à cette question fondamentale (dont on regrette qu’elle ne travaille pas plus la littérature contemporaine) : comment parler du présent ? comment rendre compte de notre présent à la fois intime et politique ? Entre la méditation sur la culture de la tomate et le récit inspiré par l’affaire Tarnac, Tomtates est un texte émancipateur, un plaidoyer pour un « autre usage des littératures », une manière fort réjouissante de sortir à la fois d’une vision esthétisante de la langue et du style et de l’idée selon laquelle la littérature, et en particulier la fiction, devrait « nous apprendre quelque chose ».
Le choix d’Aurélien
Témoignage, Les États Unis (1885-1915) de Charles Reznikoff, trad. de l’anglais par Marc Cholodenko, Paris, P.O.L., 2012.
Travail fondateur de l’objectivisme poétique américain, Témoignage constitue un drôle de pont entre documentaire et poésie. Ces minutes de procès datant du tournant du siècle aux États-Unis, auxquelles Reznikoff n’a rien ajouté ni retranché, mais qu’il a mises en rythme, offrent une sorte d’accès direct à la matière sociale de Faulkner : de l’usine aux champs de coton, de la chaleur précaire du foyer à la morgue, en passant par le saloon, ces haïkus industriels forment une somme inépuisable de mini-westerns bouleversants, de drames dérisoires et violents.
Tristan, Tome 1 : le Philtre, Collectif, trad. de l’ancien français par Isabelle Degage, Toulouse, Anacharsis, 2019.
Datant du XIIIe siècle et ayant engendré plus de 80 manuscrits différents, le roman de Tristan est bien plus riche que ne le laisse penser la version de Joseph Bédier qui s’est imposée au XXe siècle : en effet, si ses amours hors-la-loi avec Iseult occupent une grande place du mythe de Tristan, ce dernier fut également un chevalier de la Table ronde ! Au-delà de l’intérêt patrimonial évident de l’entreprise éditoriale extraordinaire d’Anacharsis, Tristan constitue une mine d’imaginaire inépuisable, et éblouit par sa capacité à méconnaître les conventions narratives : balbutiements du roman, Tristan fait montre d’une audace rafraîchissante dans sa manière de raconter les histoires qui n’existe aujourd’hui que chez peu de fictions contemporaines.
L’Orage et La Loutre de Lucien Ganiayre, Paris, Éditions de l’Ogre, 2015
Dans un village du Périgord, après un étrange orage, un instituteur découvre que le monde qui l’entoure, ainsi que tous les êtres vivants, sont figés, immobiles comme si le temps s’était définitivement arrêté. Livré à lui-même, il décide finalement de rejoindre Paris à pieds pour tenter d’y retrouver son seul ami d’enfance. C’est en chemin qu’il rencontrera un autre être mouvant, une loutre, qu’il tentera d’apprivoiser… Roman fantastique, mais également récit exaltant et cruel du voyage d’un homme laissé seul avec son esprit et ses souvenirs, L’Orage et la Loutre est avant tout une méditation profonde sur l’impossibilité de l’amour et du contact humain.
Tout passe de Gabriel Josipovici, trad. de l’anglais par Claro, Paris, Quidam, 2012
Tout passe, c’est un poème. Ou un roman. C’est un crève-cœur, en tout cas. C’est la maîtrise absolue du passage lent de la poésie pure à narration, de la ritournelle qui devient symphonie. Comme dans la musique classique, un thème se détache, est repris, change de couleur, de tonalité, pour finalement s’entrelacer à d’autres thèmes musicaux – des phrases, des images – pour constituer une mélodie complexe. Tout passe, c’est (peut-être) l’histoire d’un homme qui essaye de faire son deuil, et qui, depuis les bribes d’images et la confusion qui suit la perte, tente de renouer avec le fil de la vie.
La Fille Automate de Paolo Bacigalupi, trad. de l’anglais par Sara Doke, Vauvert, Au Diable Vauvert, 2012
Dans un futur pas très lointain, le pétrole a disparu, et le monde est redevenu vaste. La Thaïlande est l’un des rares pays à avoir réussi à conserver un semblant de biodiversité, et différentes factions luttent à mort pour mettre la main sur ses précieuses semences. Dans cette dystopie terriblement crédible, Bacigalupi met en scène un monde riche, original, et glaçant, et, sous couvert d’un thriller « bio cyberpunk » mené avec une grande élégance, interroge les conséquences à venir des choix politiques que nous faisons aujourd’hui.