” La doctoresse me mettait ensuite sur la balance blanche, elle bougeait les contrepoids jusqu’à l’alignement des becs, pour déterminer l’ampleur de l’attraction magnétique que la terre exerçait sur moi. J’y étais collé comme les pièces de monnaie l’étaient à l’aimant de ma tante. Chaque année mes os étaient un peu plus écrasés par la terre qui les tassait contre l’asphalte, sur le sol, contre les bouches d’égout au milieu de la rue… Ensuite, elle me mesurait, posait sur le sommet de mon crâne le curseur mobile, et elle constatait que l’animal dans lequel je vivais avait trouvé le moyen de s’opposer à la ruine et au délitement universels : je grandissais, alors que tout, autour de moi, s’affaissait, se réduisait en poussière, s’anéantissait. J’affrontais avec nonchalance les dieux du nivellement de toutes choses jusqu’au rien qui est le sol de l’être.”
Pour le narrateur de Solénoïde, nous sommes tous piégés dans notre propre crâne : le langage est une prison, la littérature, rien d’autre qu’un art de peindre des portes en trompe-l’œil sur les murs de ce labyrinthe, échouant à percer des brèches vers le réel. Ces mots de Ludwig Wittgenstein pourraient être les siens, lorsque ce dernier dit en 1929 – au sujet de tous ceux qui ont cherché à affronter un jour “les bornes du langage” – qu’il “est parfaitement, absolument, sans espoir de donner ainsi du front contre les murs de notre cage.”
Seulement, tandis que le philosophe autrichien parlait des tentatives de produire un discours sur l’éthique ou la religion, notre narrateur, lui, a plutôt maille à partir avec le genre romanesque : le roman, et l’illusion qu’il nous donne d’accéder à la conscience d’autrui. Professeur de roumain à Bucarest, il a lu à peu près tous les livres, et sa première tentative d’écriture s’est soldée par une humiliation. De ces deux expériences, il est revenu désabusé de cette forme de littérature, qui échoue selon lui à rendre compte de l’expérience sensorielle du monde dans toutes ses dimensions.
Corrélat de son solipsisme, le seul acte d’écriture qui vaille à ses yeux reste ainsi le journal intime : c’est ce qu’est Solénoïde. Il y fera l’inventaire de ses rêves, obsessions, souffrances physiques, s’égarera dans le dédale de ses réminiscences et visions hallucinées pour mieux trouver la sortie.
“Ayant lu dix mille livres, tu ne peux que te demander : où était ma vie pendant ce temps-là ? Tu as avalé en vrac les vies des autres, toujours d’une dimension juste inférieure à celle du monde où tu existes, et peu importe quels étonnants tours de force artistique ils représentent. Tu as vu les couleurs des autres et tu as senti l’âpreté et la douceur et le possible et l’exaspérant d’autres consciences, qui ont éclipsé et poussé dans l’ombre tes propres sensations. Si au moins tu avais pénétré dans l’espace tactile d’autres que toi, mais la littérature t’a seulement fait, encore et toujours, tourner entre ses doigts. Tu t’es vu promettre l’évasion, perpétuellement et sur mille tons différents, mais on t’a volé jusqu’à ton semblant de réalité.”
Mircea Cărtărescu signe un édifice littéraire hors-normes dont la clé de voûte est Bucarest. Les enchaînements de descriptions dynamiques y dressent la cartographie mentale d’une ville qui s’éprouve comme un cauchemar éveillé. Il trouve ses fondations dans un tableau au réalisme grinçant de la vie sous Ceausescu pour se déployer en un chef-d’œuvre de fantastique, onirique et métaphysique, où le vertige nous guette à chaque page.
Mircea Cărtărescu n’est pas très connu en France, et franchement c’est dommage, car il s’agit sans doute de l’un des écrivains les plus fascinants des dernières décennies ; son très baroque Solénoïde n’est pas une curiosité obscure importée de Roumanie : c’est une œuvre absolument brillante, que, malgré ses allures de pavé un poil hermétique, on a réellement du mal à lâcher une fois commencée. Du genre à vous valoir de belles nuits de lecture insomniaque.
Il faut s’y plonger, se laisser porter par les pensées, les souvenirs et les errances du narrateur, et puis se laisser frapper par les visions qu’il suscite… comme par l’impressionnante maîtrise stylistique de l’auteur ! A ce titre, la traduction de Laure Hinckel rend tout autant honneur à la beauté de la langue imagée et fantasmagorique du livre qu’à sa profondeur philosophique.
Solénoïde, Mircea Cărtărescu
traduit du roumain par Laura Hinckel
éditions Noir sur Blanc, 2019
(800 p.)
éditions Points, 2021.
Anne