Début des années 2010, en plein cœur de la nuit parisienne, des ombres se faufilent entre les grilles d’un ancien entrepôt à présent désaffecté. Vladimir, Lena, Nieves, Thomas, Alexandre, Malo, Douma, Alice et bien d’autres encore … Tous prennent possession des lieux, au compte goutte d’abord, en faveur de la lune et des étoiles, puis en plein jour enfin. Peu à peu, ils redonnent ainsi vie au vieux bâtiment, lui insufflent de nouvelles fonctionnalités, débattues lors de rassemblements interminables et joyeusement bordélique. C’est le début d’une histoire, celle d’un squat qui vit et évolue au fil des saisons, au grés du temps et des gens. Ceux-ci n’ont pas grand chose, mais n’hésitent pas à le partager à ceux qui en ont besoin, aux artistes sensibles comme aux exclus en galère.
Ce lieu d’occupation et de création, à la verrière lumineuse et aux espaces gigantesques, avec ses habitants aussi bien artistes résidents que bénévoles temporaires et toute son ambiance que l’on découvre dans Saisons en friche est inspiré par l’expérience même de Sonia Ristić. En effet, elle a fait parti du collectif d’artistes du Théâtre de Verre presque dix ans plus tôt, expérience humaine et sociale d’une incroyable richesse quelle partage en filigrane à travers cette fiction romancée.
Ce témoignage inventé s’appuie sur une galerie de personnages auxquels ont s’attache immédiatement grâce à la plume de l’autrice, qui n’hésite pas à faire part aussi bien de leurs forces que de leurs fêlures, les rendant réels, presque palpables. La proximité entre eux et avec eux est assez saisissante.
” Alexandre et Malo savent qu’il leur faut doser les souvenirs d’avant-avant, leur tenir la bride, car lorsque l’on commence à fouiller on risque de tomber sur des choses qu’on a rangé tout au fond pour une bonne raison (dit Malo), car c’est comme avec le café turc, il faut s’arrêter avant d’atteindre le fond de la tasse si on ne veut pas se retrouver avec du marc plein la bouche (dit Alexandre). Ils le sentent, le moment où il est temps de rebrousser chemin avant d’être de nouveau dans l’ombre des forêts et les vallées minées sous la neige, avant d’entendre les cris et les coups de feux. “
Chacun a droit à son propre chapitre, alternant alors leurs voix en écho à leur quotidien commun et partagé. Il y a des femmes et des hommes de tout âge et de toute culture, venant des quatre coins du monde et rassemblés par un esprit de solidarité. Une force militante et solaire s’en dégage, qui se bat contre le capitalisme et contre les injustices sociales, contre la menace d’expulsion constante et contre les galères en tout genres.
“ Elle est démente, la peur d’Alice, alors qu’elle tourne en rond chez elle et qu’elle l’attend. Leo vient d’appeler, « J’arrive ! » il a dit, mais elle a peur qu’il ne change d’avis sur le chemin entre la gare et son appartement, elle a peur d’avoir une trop sale tête pour l’accueillir, elle a peur qu’il ne lui dise qu’il a rencontré un amour plus grand encore durant sa tournée, elle a peur de sa peur, les minutes sont des heures, elle tremble, mais Leo sonne déjà à sa porte, il a dû courir pour arriver aussi vite, il est en nage et essoufflé, il l’embrasse comme si sa vie en dépendait, et à cet instant tout va bien, la terre tourne toujours dans le mauvais sens. ”
Malgré leurs différences, tous sont reliés les uns aux autres, que ce soit d’un point de vue amoureux ou amical, ou parfois les deux. La complémentarité et la bienveillance se dégagent de ces pages écrites par Sonia Ristić, mais aussi une effervescence contagieuse, « un joyeux foutoir ». Car pris un par un, ses protagonistes sont un peu cassés, abimés, un peu branlants… Mais tous ensemble ils sont solides, ils forment une famille mouvante mais qui marque à vie, unis dans l’envie de changer le cours des choses et de rester fidèles à leurs convictions et à leurs rêves.
En écho à cette aventure éphémère, des faits historiques se déroulent en France et dans le monde : des émeutes, des soulèvements, des guerres qui continuent encore de nos jours. La petite et la grande histoire se mêlent, les saisons passent, les liens se tissent et se délient, les chemins se croisent et se perdent, parfois pour mieux se retrouver. Le microcosme du squat, rythmé par les hivers froids et les chaleurs joyeuses des étés est une douce utopie, une échappée belle mais aussi un espoir de solidarité en friche, sur lequel de beaux souvenirs éclosent et sèment leurs graines.
” Le bordels du squat lui manque. Lorsqu’elle ne parvenait pas à travailler dans sa tourelle, il lui suffisait de descendre pour trouver Vladimir dans son installation ou bien Sophia et Fady dans la cuisine, il y avait toujours quelqu’un pour dire une connerie, la faire rire, lui changer les idées. Au squat, écrire était une occupation parmi tant d’autres, ni plus ni moins importante que de déboucher les toilettes ou émincer trois kilos d’oignons, personne ne s’attendait à ce qu’elle ponde un chef-d’œuvre et, en même temps, tout l’en monde le croyait capable. ”
Éditions Intervalles
294 pages
Caroline