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Sonia Ristić Triptyque en Ré mineur couverture

Sonia Ristić – Triptyque en ré mineur

Sonia Ristić (Saisons en friche) sait porter le témoignage de voix et d’époques par le biais de narrations fictives mêlant l’intime à la course du monde. Dans son dernier roman, elle déroule la vie de trois femmes ayant vécue à trois périodes distinctes et marquantes de notre Histoire contemporaine, trois figures embrassant par leurs mots un siècle de convictions, de réappropriation de sois et d’amours impossibles. Triptyque en ré mineur est découpé en trois : trois timbres qui se répondent, trois morceaux de musique classique puissants, trois récits exaltés par l’écriture pénétrante et envoûtante de l’autrice.

Je me concentre sur le maranta qui chaque soir relève ses feuilles, telles des paumes se rejoignant en un geste de prière, et qui chaque matin les étend. Quoi qu’il arrive, quelles que soit les nouvelles et les chiffres du jour, mon maranta est là pour me rappeler que la nuit tombe et que le jour se lève.

Été 72, une correspondance éclot entre Milena et Sam et traversent la planète de la Serbie aux États-Unis. L’américain et son meilleur ami Peter ont croisé la Belgradoise un peu plus tôt à Paris, et ensemble iels ont formé un trio de hasard, de rire et d’amour durant une poignée de jours.
De cette escapade heureuse, on perçoit le lien unique et très fort qui se crée entre les trois jeunes gens. De leurs vies respectives, on capture les fragments glissés dans les lettres de Milena à l’attention de son destinataire du bout du monde. En tout, c’est une relation épistolaire de plus de six ans que l’on découvre, bercée par les espoirs et les déceptions, ponctuée de retrouvailles et de silence et par la rencontre avec Clara, une vieille dame au récit enchevêtré en clair-obscur.

Dans le Berlin des années d’avant-guerre, deux jeunes femmes se croisent suite à une répétition de théâtre mené par un grand nom de l’époque. La première vient de la bourgeoise juive, ses parents sont avocats et encourage leur fille à déployer ses talents artistiques. La seconde ressemble à un Chaplin détrempé avec son pantalon d’homme trop large et ses chaussures en mauvais état. Elle est issue de la classe ouvrière et sa famille peine à joindre les deux bouts, tassée dans un minuscule appartement perdu dans le dédale du quartier populaire.
Tout semble les opposer, et pourtant l’exubérante Clara tombe sous le charme de Lily, magnifique et époustouflante sous sa tenue de gavroche. Autour d’un café, elles se trouvent des passions communes, se font des promesses d’éternité et se dévorent du regard : c’est le début d’une histoire d’amour. Portées par le rythme de la vie, Clara et Lily profitent de l’intimité d’un bureau vide, battent le pavé des nuits berlinoises, vivent un bonheur étincelant et beau jusqu’à ce la montée du nazisme n’assombrissent les rêves les plus lumineux.

Paris, alors que le confinement du printemps 2020 place le monde dans une parenthèse en suspension, une autrice endeuillée reçoit une mystérieuse cantine contenant un grand nombre de lettres accompagnées d’une nouvelle manuscrite signées par une certaine Milena. Elle y lit une vie qui semble être la version heureuse de la sienne, où les similitudes malheureuses évoluent sur des aboutissements positifs, où la guerre n’a pas transformé le quotidien du père en errance et celui de la fille en précarité.
Ces étranges accords font remonter une ancienne relation, dont l’intensité lui fait perdre pied. Son « amour fou » avec Noah qui pourrait être l’expéditeur anonyme de ce colis. En parallèle, il y a également la maladie mentale qui ronge, brise. Celle qui germe et prend racine dans l’esprit du père de Milena et celui de la romancière et dans celui de Clara, brouillant les mémoires des malades et marquant celles douloureusement celles des proches.
Enfermée dans son petit appartement parisien, l’autrice vit ainsi un retour à soi et à son passé. Face à elle-même et à ce double épistolaire, elle trouve la force de réécrire et de se rappeler. 

Au fil des heures, j’ai l’impression de dériver, de m’éloigner de moi-même, de m’effacer complètement pour me fondre en Milena. Le soir, lorsque les applaudissements commencent, je ne réalise pas tout de suite de quoi il s’agit, je pense qu’il pleut, je pense aux premières gouttes d’un orage tropical, tellement je me suis diluée dans la vie et l’époque de cette inconnue qui m’apparaît désormais comme un étrange reflet dans le miroir.

Sous fond de guerre et d’amours impossibles, Sonia Ristić interroge le rapport à l’écriture, à la création et à l’indépendance. Ses personnages fonctionnent comme autant de morceaux d’un miroir brisé que l’on replace côte à côte, afin d’enfin obtenir une image d’ensemble : celle de l’héritage de la mémoire et du vécu.
Cependant dans ce triptyque féminin on trouve un jeu de dédoublement en la présence des duos passionnés, mais aussi par celle des relations entre le réel et l’imaginaire, le passé et le présent, la mort et la vie.
Milena, Clara et la romancière anonyme sont assaillies par des souvenirs précieux, tantôt doux ou tristes, dont les débris sont méticuleusement réunis sous des formes distinctes nous plongeant encore plus en avant dans leur intimité à vif. Lettres, nouvelle puis récit chapitré forment alors le canevas de leurs histoires croisées traversant les océans et les époques.

Triptyque en ré mineur dresse les portraits fragmentés de ces trois femmes libres et que la soif d’indépendance pousse à vivre et à survivre. Bien que leurs vies respectives ne soient chacune espacées d’un demi-siècle, elles composent un chœur où leurs voix entrent en écho et se répondent, de Belgrade aux États-Unis en passant par Berlin.

Nous ne sommes pas en guerre, non. Mais nous sommes des additions de syndromes post-traumatiques, chaque événement nous renvoyant à ce que nous avons vécu précédemment, comme la pluie réveille chez les vieux la douleur dans le genou bousillé jadis et a priori soigné depuis. Et ceux, chanceux, dont les souvenirs ne contiennent pas d’événement traumatique collectif — en existe-t-il, des humains pareils ? —, ne sont que les sommes de ce que les générations précédentes leur ont transmis, par les récits et sans doute encore plus par les non-dits, les zones d’ombre, les pans occultés de la transmission de la mémoire. Le truc, c’est que tous ces traumatismes vécus ou hérités, ils ne se remplacent pas les uns les autres, ils s’additionnent.

Sonia Ristić Triptyque en Ré mineurÉditions Intervalles
272 pages
Caroline

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Chroniqueuse

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