« Le ciel est rouge derrière lui. Il ouvre une thermos. Il se verse un café (ses mains tremblent un peu). Il souffle sur le café trop chaud. Il regarde loin devant lui. Il dit qu’il n’y a pas grand chose à dire (il se brûle un peu). Il allume la radio (c’est de la musique). J’écoute plus les informations. C’est un autre monde. J’essaie juste de m’en sortir dans le mien (il tourne la clé de contact). Regardez-moi ce ciel. Ça va être une belle journée pour rouler. Il dit qu’il ne sait pas encore où il va (il montre du menton une direction). Quelque part par là (dans le ciel rouge). »
Dans le Bois, des tentes, des bâches, des cabanes, cabanons, camions, voitures. On dit : « actifs pauvres », « squatteurs », SDF. Ceux qui quittent le regard, qui s’exilent. Ceux qui ont un travail mais ça suffit pas pour. Qui sont de passage — « dix ans que/je suis de passage/je vois les arbres gran/dir/quand ils peignent des croix/sur les troncs/je déplace ma cabane ». Cheyenne, Georges, Francis, Andrewjz, Marie, Monique, Dédé, Raymond, Momo — et la mort de Francis. De l’autre côté du monde, les bêtes sauvages envahissent Detroit, les maisons brûlent dans les quartiers désaffectés, le cuivre disparaît, les rues sont vides et les voitures carcasses — « et sur la porte au marqueur noir QUELQU’UN VIT ICI ». Ville fantôme, incarnation de la chute, peuplée d’errants qui refusent de la quitter. No home no money no job you’re fucked. Inspirés de l’objectivisme poétique de Charles Reznikoff et de son travail sur le montage et le rythme à partir d’archives, moujik moujik et Notown, entrecoupés d’extrait d’interviews et de reportages, recomposent la parole des dizaines d’hommes et de femmes qui vivent dans le bois de Vincennes et des derniers habitants des ruines de Detroit.
« andrewjz,
c’est for
cé on oublie
les mots
ça se mélange
les langues
je parle dans le vent
je don
ne
plus
de nouvelles
au pays
c’est comme si j’é
tais mort
mes mains ne ser
vent plus à rien
à personnes
c’est mort
c’est du petit
bois bon
à mettre au feu […] »
Des prénoms, en guise de titres. Des moujiks qui s’effacent peu à peu, hommes et femmes qui disent comme s’ils s’adressaient au vide. La diction difficile de qui parle peu, les monologues de ceux qui parlent seuls, les non-dits relayés par les mots de la terre, de la bâche, du chêne. La langue bute et trébuche, l’on sent que ça rompt. Fragments de voix, de décors, de textes morcelés, découpés, qui donnent à voir, à entendre, à imaginer, à sentir. Un paysage de taillis, de plastiques en lambeaux, de tôle rouillée, d’objets cassés. 1. dans le Bois, 2. dans le décor, 3. dans le banc, 4. dans la maison. Le je s’accroche aux mots coupés par les lignes qui sautent, comme s’il était disloqué, retenu à peine par une syntaxe ébréchée, fissurée, par cette nécessité de rester — jusqu’à quand ? Dans la marge que Sophie G. Lucas montre et incarne pour qu’on la regarde, l’autre, l’invisible, n’est ni loin ni étranger. La béance, la fragilité, est aussi intérieure, vécue et la « démarche documentaire, poétique », est aussi « autobiographique ». Au fil des voix abîmées s’accroche celui d’un père absent, une vie effilochée comme les pulls abîmés d’une armoire presque vide, une mort vendue à la science, des cendres sur l’herbe — « mon père n’avait rien/pour mourir/mon père n’avait rien à se mettre/mon père n’avait rien à se mettre pour/mourir. »
Écho et prolongement de ces deux textes, Témoins, paru en septembre, reconstitue le déroulé de procès en correctionnel tenus au Tribunal de Grande Instance de Nantes entre 2013 et 2014 et les entrelacs de la vie de ce père en marge, dans un enchevêtrement entre documentaire et poésie, autobiographie et approche sociale. La réédition à sa suite de moujik moujik et Notown (parus en 2010 et 2013 aux éditions des Etats-Civils qui ont cessé leur activité) dans la collection « La Sentinelle » des Éditions de La Contre Allée, au-delà de la bienvenue remise à disposition des textes de Sophie G. Lucas, résonne particulièrement fort en cette période de campements, de pierres sous les ponts, d’exclusion et de tentatives pour rendre invisible la misère galopante.
Le blog de Sophie G. Lucas — Le site des Editions La Contre Allée.
moujik moujik, suivi de Notown, Sophie G. Lucas.
Editions La Contre Allée, mars 2017.
192 pages.
Lou
Enregistrer