Cheveux noirs corbeau, fine moustache, yeux pétillants, silhouette menue s’agitant sur l’écran d’un cinéma muet devant des spectateurs qui se tordent de rire: cette description évoque immédiatement un nom auquel on associe de nos jours les prémices du cinéma et de nombreux films hissés au rang de grands classiques.
Cependant ce nom n’est pas celui de Max Linder, et pourtant il fut l’acteur le plus connu des années vingt, époque de l’apparition du septième art. Il se hissa au rang de star mondialement célèbre et acclamée, inspira Charlie Chaplin lui-même, et tourna des centaines de films muets. Aujourd’hui, il en reste moins d’une dizaine, quelques miettes d’oeuvres sauvées de l’oubli et de la destruction, et de Max Linder, de son véritable nom Gabriel Leuvielle, que de vagues traces et pas même un nom sur une tombe.
Stéphane Olivié-Bisson rend sa voix à l’homme torturé qui se cachait derrière le joyeux pitre dans son tout premier roman, composé à la manière d’un fil de confessions intimes adressées tour à tour à sa femme et à sa petite fille. Il permet à cet homme très émotif et rempli de pensées tourbillonnantes et d’idées révolutionnaires de s’exprimer de vive-voix, et qui s’est adonné au cinéma muet.
« J’aimerais redescendre dans une enfance, la tienne que je n’ai pas connue ou la mienne, et remettre le pied sur de la mousse, me recouvrir de feuilles. J’aimerais retourner jouer avec l’eau, sauter dans les flaques. Oui finalement redescendre dans la nuit de ces temps lointains, parce que dans la haute enfance, tout semble en pente et paraît si doux, si simple. J’aimerais retrouver la bonne lumière à côté des chênes , et les couleurs d’alors, les jaunes, les bleus, les orangés, et ses cris d’enfants que je poussais autrefois. Lors ce que je rêve ici c’est de terreur noire, de forêt la nuit, d’affreuses scènes de chasse dont je suis à chaque fois l’unique gibier.
Cette journée ne nous a pas rapprochés. Plus qu’un vent froid, un coup de semonce sur notre amour. Je n’y étais pour rien. Le soir même, dans les larmes, tu me suppliais de quitter cette classe morte et me faisais jurer de ne plus jamais revenir sur ses terres trop riche d’engrais, de jalousie, et d’amertume. Et dire que j’avais été obligé, moi, de rester longtemps là pour qu’il me fasse grandir enfant au milieu d’eux, excités qu’ils ont toujours été comme la meute par le tonnerre sur les vignes et les morts sous la terre. »
A travers ce monologue, il revient sur l’enfance bordelaise et la cellule familiale de cet homme, sur sa vie privée marquée par la mélancolie et la dépression, ainsi que sur son existence publique de Paris à Hollywood, pleine de cascades comiques illuminées par les feux des projecteurs. Dans un style très poétique et doux, l’auteur parvient à saisir toute l’ambivalence trouble existante à travers l’homme Gabriel Leuvielle, jalousement maladif, suicidaire et hypocondriaque et le personnage Max Linder, léger et sans soucis aucun.
Il évoque sa jeunesse, passée au cœur d’un domaine glauque et poussiéreux au milieu des vignes, avec un père taiseux, un frère traumatisé par la Grande Guerre et une mère qui, plus tard, fera la sourde oreille face aux appels au secours de son fils déchu. On découvre aussi la capacité innée du jeune Gabriel a faire rire, son côté casse-cou sans peur ni appréhension qui rêve grand et n’a peur de rien. Par la suite, son amour pour ce cinéma débutant lui offrant toutes les possibilités auxquelles il peut prétendre l’amène à Paris, où il se fera remarqué et engagé par Charles Pathé. Puis ensuite à Hollywood, où il s’acharnera à tourner et créer sans relâche malgré toutes les réticences du public et des producteurs américains face à son travail.
« Pour compenser, je donnais de somptueuses soirées. Mon humeur, généralement triste et morne se retrouvait miraculeusement changée par l’irruption bruyante et colorée de ces animaux bariolés et tapageurs, menteurs et charmants, ces colonies de créatures du spectacle, qui en étaient à coup sûr ou faisaient assez génialement semblant d’en être. Mes invités étaient autant de fauves en liberté, de sirènes venimeuses la peau dorée par le soleil et les brillants. […] Je souriais souvent alors, mais je souriais absent, ou plus exactement je rendais les sourires comme on rend poliment la monnaie. Je portais sur moi le très vieux le fard en plâtre de ceux que la vision d’un beau paysage peut abattre tant ils réalisent à la seconde qu’ils ne savent plus ni le voir ni y répondre. On me visitait, on me proposait sans cesse des sorties et des occupations, tandis que moi je ne cherchais que l’invisibilité. »
Dans sa vie sentimentale enregistrée sur bobine, Max Linder est un coureur de jupon qui vivote d’une femme à l’autre. Cependant, le parcours amoureux de l’homme derrière l’acteur est tout autre: il n’aura qu’un seul et unique amour, Hélène, qu’il appelle tendrement Ninette, de 24 ans sa cadette. Leur amour sera chaotique, lui rongé par la dépression et la paranoïa, elle piégée dans un mariage précipité et craignant pour sa vie, résignée à trouver le bonheur et l’épanouissement. Ensemble, ils ont une petite fille, Maud, qu’ils laissent derrière eux alors qu’elle est âgée de seulement 16 mois. Leur disparition fait les gros titres de tous les journaux: en ce matin de Toussaint 1925, Max Linder a tué sa femme avant de mettre lui-même fin à ces jours.
Étoile filante du cinéma muet, cet acteur possède une double facette, l’une noire d’encre et l’autre d’un blanc immaculé, bichromie contrastée à l’image de son costume amidonné et de la colorimétrie de ses films. Actuellement il ne reste malheureusement que trop peu de ses œuvres, le reste ayant été confié à ses parents. Ces derniers les ont enterrés puis oubliés au pieds des vigne, régnant leur existence comme ils l’ont fait avec ce fils qui est allé à l’encontre de leurs espoirs.
Sa vie restituée par Stéphane Olivié-Bisson est un magnifique et vibrant hommage, à la trame brodée par petites touches donnant réellement l’impression que c’est Max Linder lui-même qui a écrit ce livre.
« « Max au bord de la noyade ». Ç’aurait pu être le titre d’un film mais ce fut ma vie! Ma vie comme une longue hydrocution. Mon occupation favorite ayant consisté à boire et à reboire la tasse, à organiser ma propre asphyxie. Je me serais fait tout seul paraît-il, je ne devais rien à personne. Alors pourquoi si je me suis inventé cette vie l’ai-je taillée systématiquement d’après des cotes trop grande pour moi ? Puisque dès le départ ma propre création ne me laissait à moi aucune chance il ne me restait plus qu’à me enfoncer pour disparaître. »
Editions Cambourakis
111 pages
Caroline