«Oh là là, tout ce qu’on ne sait pas ! Pourtant j’en sais plus qu’on pourrait le croire ! »
Voilà ce qu’Hallstein, quatorze ans, souhaite faire résonner entre les murs de sa maison, grisé par l’absence provisoire de ses parents. Ces derniers, partis pour la journée et la nuit, ne reviendront que le lendemain, le laissant seul avec sa sœur aînée Sissel.
Ce premier vent de liberté, Hallstein voudrait le crier. Pourtant il se tait. Il est comme ça. Il préfère garder les choses pour lui, observer les autres en silence. Ses secrets, ses états d’âmes, il les confie à Gudrun, une amie imaginaire qu’il convoque dès que le besoin s’en fait sentir.
Même avec Sissel, sa sœur adorée, la distance commence à se creuser. Il faut dire qu’elle a dix-huit ans et d’autres préoccupations, au premier rang desquelles figure Tore, l’ami qui lui tourne autour, ravi de l’absence parentale.
Hallstein, qui observe le manège des grands en en pressentant le sens, plus qu’il ne le comprend, est au croisement de deux chemins. D’un côté sa Gudrun imaginaire, ses signes cabalistiques qu’il réalise bien volontiers en guise de protection, et de l’autre un monde d’adulte, dans lequel il faudra bien, tôt ou tard, poser le pied.
Entre les deux la nature, bienfaisante, accueillante, refuge dans lequel le garçon peut laisser éclore ses pensées secrètes dans la douceur de ce jour polaire alors que le soleil ne se couchera pas :
Les clairières dépourvues d’arbres étaient tapissées d’immenses angéliques sauvages – et c’était elles qui avaient poussé Hallstein à fréquenter si souvent ces lieux durant ses années de garçonnet. Le lien qui les unissait, le val aux angéliques et lui, il n’aurait pas été en mesure de l’expliquer ; il trouvait ces plantes simplement merveilleuses, avec leurs fleurs hirsutes en ombelles juchées sur des parasols bizarroïdes.
Mais voilà qu’au début de cette nuit qui s’annonçait paisible, une famille débarque tambours battants, voiture en panne et femme accouchant. La maison est rapidement réquisitionnée, la parturiente est installée dans la chambre parentale pendant que tout le monde s’affaire pour lui venir en aide.
Hallstein et Sissel, dans la panique générale, font du mieux qu’ils peuvent, mais au-delà de l’accouchement, qui finalement se passera fort bien, la famille se révèle plus atypique et problématique que prévu.
Il y a le père de l’enfant à naître, Karl, personnage sombre au caractère tempétueux, un beau jeune homme qu’on dit singulièrement façonné par la guerre et dont les blessures morales affleurent. Sa sœur, Gudrun, qui partage le prénom de l’amie imaginaire d’Hallstein (ce qui le fascine au plus haut point) et qui s’obstine à déclarer au sujet de Karl ou de son père « mais il est gentil ». Le père de famille, véritable pile électrique, devient rapidement insupportable pour tout le monde et notamment pour sa femme, belle-mère de Karl et Gudrun, qui ne marche plus et qui est devenue mutique pour punir son mari qui a souhaité son silence, plusieurs mois auparavant.
Entre les époux la tension est énorme et le voyage en voiture a été le lieu de conflits qui ressurgissent par touches tout au long de la nuit. Conflits au centre desquels Hallstein et sa sœur vont devoir se débattre.
Vesaas signe ici un roman aux allures de vaudeville, à ceci près que derrière des moments certes cocasses se nouent des évènements bien plus graves. La dramaturgie des saynètes qui structurent une partie du récit laisse une impression de vivacité mais également de surcharge. La nuit se fait longue, difficile à endurer pour Hallstein et sa sœur, qui supportent le poids des dysfonctionnements de cette famille étrangère.
Les péripéties s’enchaînent dans une nuit irréelle, au point qu’on pourrait penser qu’elle n’est qu’un fantasme créé par l’esprit du jeune garçon. Lui-même se pose la question et interroge sa sœur :
-Toi aussi tu l’as rêvé ?
– Nous n’avons pas rêvé.
Son ton de voix avait des accents d’amertume. Il ne réussit pas à le désembrouiller. Le sommeil sifflait trop fort dans ses oreilles.
Car Vesaas est facétieux. Il élude, il escamote. L’indicible est son domaine de prédilection et Nuit de printemps aborde avec brio la question de l’incommunicabilité. Son vaisseau, Hallstein, ce jeune garçon mal à l’aise, fait bien malgré lui le lien entre des évènements dont il ne saisit pas le sens, mais dont il pressent la portée, la gravité, pour les autres et pour lui-même.
Cette nuit de tension est également pour lui une nuit d’apprentissage. Celui qui adore sa sœur découvre une nouvelle forme d’amour grâce à Gudrun.
Dans la prose de Vesaas tout est suggéré, esquissé, et l’on pourrait passer le roman au crible de l’interprétation des symboles afin d’en déchiffrer tous les sens profonds. Comme par exemple l’évocation du serpent, au tout début du roman, qui trouble profondément Hallstein dans sa contemplation du val aux angéliques. Ce serpent légendaire, que le garçon imagine tapis dans l’ombre, l’observant, l’attire autant qu’il l’effraie :
Oh là là, tout ce qu’on sait ! se dit-il malgré tout, faisant défiler ceci après cela. Une pointe de douleur transperçait pourtant son cœur, provenant de l’autre côté : de ce qu’on ne savait pas, dont on ne sentait que le contrecoup.
C’était quoi ?
Rien.
Cependant, on peut également se laisser simplement porter par la très forte sensualité qui émane de ce roman. Un roman qui magnifie la nature, qui pointe la complexité de la communication entre les êtres et qui révèle, en ne le disant pas, tout un prisme d’émotions qui accompagnent le passage à l’âge adulte. C’est un roman tout en finesse, qui touche profondément, presque inexplicablement, parce que la beauté de l’écriture de Vesaas se situe au-delà et transfigure le réel pour nous donner non pas à le lire, mais à le ressentir.
Éditions Cambourakis
Traduit du néo-norvégien par Jean-Baptiste Coursaud
208 pages.
Hédia