C’est, pour les amateurs de littérature scandinave et les connaisseurs de Tarjei Vesaas, un livre exceptionnel qui est paru aux Éditions La Barque en novembre dernier. Exceptionnel parce qu’il aborde une facette de l’auteur peu connue en Norvège, et totalement inconnue en France : son travail de dramaturge. Exceptionnel également par sa rareté, car cette publication nous offre deux textes jusqu’alors inédits.
Le livre contient, tête-bêche, deux pièces radiophoniques : Ultimatum et Pluie dans les cheveux. Pour comprendre leur place dans l’œuvre de l’auteur, revenons un instant sur l’histoire de ces deux textes.
Comme Olivier Gallon l’explique dans sa postface, Ultimatum a été écrite en 1932. Vesaas se trouve alors en France, à Strasbourg, et il a l’occasion de voyager en Allemagne. L’auteur, qui a compris ce qui se jouait à cette époque et qui n’allait pas tarder à éclater, a choisi d’écrire une pièce de théâtre sur l’imminence de la guerre. Jouée et publiée pour la première fois en Norvège en 1934, Tarjei Vesaas décide de la réécrire en 1963.
C’est cette seconde version, radiophonique cette fois et jamais publiée à ce jour, pas même en Norvège, que La Barque nous offre à lire.
Pluie dans les cheveux est quant à elle écrite en 1958 et jouée pour la BBC, elle est l’une des dernières pièces de l’auteur et c’est ici sa toute première parution mondiale.
On peut s’interroger sur la forme de ce livre, et sur le choix d’unir ces deux textes dans un seul et même volume. Cela s’explique par les thèmes abordés par les deux textes : les premiers émois amoureux, la naissance du désir dans Pluie dans les cheveux, et le coup d’arrêt irrémédiable fait à la relation amoureuse, à cause de l’irruption brutale de la guerre dans Ultimatum. L’un pouvant donc se lire comme la prolongation de l’autre, comme si les enfants du premier avaient grandi et s’étaient affirmés en tant qu’adultes. Le basculement entre les deux états décrits par les textes est clairement signifié par la mise-en-page, tête-bêche.
On a coutume de dire de Tarjei Vesaas qu’il est l’auteur de l’ineffable. Ce sont donc des œuvres particulièrement importantes et singulières que ces pièces radiophoniques où le dialogue, l’échange se fait prégnant et porte tout l’édifice. Où ce qui est dit, et comment cela est dit, construit l’ensemble de la fiction.
Comment appréhender alors la délicatesse d’un écrivain qui aime passer sous silence, faire deviner, suggérer plutôt que dire ? Là, comme ailleurs dans l’œuvre de Vesaas, plus de sensations que de certitudes. Il convient d’écouter les silences, d’interroger les murmures, de tenter de saisir ce qui est tu et de cerner l’insaisissable. Les didascalies sont, pour l’occasion, de précieuses alliées qui jalonnent les émotions intérieures des personnages.
Pluie dans les cheveux
L’action de cette première pièce se déroule en une soirée, ou plutôt à la fin d’un bal, organisé pour fêter la venue du printemps.
A la nuit tombée, Valborg, personnage principal, qui a participé à ce bal, quitte la soirée pour savourer, pour explorer un sentiment nouveau, né pendant la danse.
Mais il semble que Valborg ne sera pas en mesure de profiter de ce moment bien longtemps. Très vite surgit Björn, son ami d’enfance puis deux de ses camarades Kari et Siss.
L’ensemble des sept scènes de la pièce, du moment où Valborg quitte la salle de bal jusqu’au moment où elle rentre chez elle, est tourné vers le sentiment que la jeune fille se découvre et qui lui provoque le besoin irrépressible d’errer seule, la nuit, dans la forêt, sous une pluie fine :
« Puis-je me promener en paix avec ce qui m’appartient cette nuit ? »
Découverte du sentiment amoureux, naissance du désir, passage délicat de l’enfance à l’âge adulte, autant d’éléments sont abordés dans cette pièce et sont symbolisés par cette pluie fine, par la présence continue de l’eau, élément dans lequel les jeunes gens évoluent :
« Non, ce n’est pas de la pluie. Seulement quelque chose de suspendu dans l’air. Ça sera comme ça tout la nuit, je pense. »
Quelque chose de suspendu dans l’air, que les jeunes personnages essayent de cerner, chacun dans son propre monde intérieur, chacun essayant de communiquer mais sans pour autant accepter de se dévoiler devant les autres. Les liens qui unissent les uns et les autres, dans leur singularité, dans leur complexité, se dévoilent en cette nuit de printemps.
Le moment que Valborg et ses amis sont en train de vivre, comme un rite de passage, est partagé entre deux pôles antagonistes. D’un côté une forme de légèreté, d’insouciance et de bonheur. Valborg et Kari, toutes deux amoureuses, toutes deux emplies d’un sentiment nouveau, souhaité autant qu’inquiétant, se laissent aller, et, pendant un temps, l’enfance en elles reprend le dessus. Courant comme des folles, se roulant dans l’herbe en riant, elles quittent un instant l’immensité du sentiment qui les a envahi et oublient leur âge comme leurs belles robes de bal.
De l’autre, une gravité presque tragique, en tout cas une solennité qui dit beaucoup des chemins que peuvent prendre l’amour. Incarné par le personnage de Siss (dont le nom n’est pas étranger au lecteur de Vesaas), le sentiment amoureux prend ici une tournure triste, inquiétante. Amoureuse de Björn (qui lui aime Valborg), Siss décide de l’attendre sur la route, non loin de la salle de bal. Figée, telle une statue, elle refuse de bouger, semble ne pas faire grand cas de la pluie, et se contente d’attendre quelqu’un qui ne viendra pas, pire, qui passera devant elle sans même la voir. Rigide, déterminée mais seule dans une attente vaine, Siss est véritablement une intrigue, une obscurité, un pincement au cœur dans un texte fait de légèreté.
Valborg, secrète, se refuse à dévoiler ses pensées profondes. Perturbée par l’attitude de Siss, par la gentillesse de Björn, par la confusion de ses sensations, elle finit pourtant par y voir clair dans la naissance de son sentiment amoureux. Un sentiment nouveau, inexprimable et même incompréhensible. Et ce sont finalement les mots de sa mère, quand elle rentre chez elle, qui résument le propos de la pièce :
« Ne prends pas trop les choses au sérieux, va. A ton âge, c’est comme de la pluie dans les cheveux. »
A l’autre bout du livre : Ultimatum
Ultimatum est quant à elle une pièce beaucoup plus sombre et éminemment politique. Elle est l’autre versant, et répond à l’amour naissant par le couperet de la guerre.
Dans l’attente d’une déclaration de guerre imminente et d’un ordre donner aux hommes de se mobiliser et rejoindre les rangs de l’armée, des jeunes gens réagissent chacun à leur manière et débattent à propos de la guerre, de l’engagement, de l’espoir et de l’impossibilité de concilier la guerre et l’amour.
Dans la pièce il existe une tension latente, permanente, une menace qui gronde, qui éloigne, qui empêche de s’exprimer. Les personnages s’enferment. Chacun dans ses pensées, dans ses doutes, et dans sa peur.
« Vont-ils disparaître ? Ca aussi il faut le mentionner. Oui, si la paix est rompue, beaucoup mourront. Ils le savaient en partant, mais le pays l’exigeait. Des jeunes femmes sont venues et les ont serrés dans leur bras. Puis ils sont repartis. Quelle vision. La mort prend un autre sens ces temps-ci. »
Deux couples et un poète, voilà presque l’ensemble des personnages d’Ultimatum. Stefan et Maria sont amoureux, Arnold est poète. On comprend bien vite que dans le passé Maria a du faire un choix entre les deux hommes et qu’Arnold éprouve toujours des sentiments pour elle. La sœur de Stefan, Ida, est quant à elle l’amie de Karl.
L’action de la pièce se déroule sur deux journées et une nuit. Chaque couple vit dans l’angoisse du lendemain, sachant que la réquisition des hommes est suspendue à une déclaration de guerre qui devrait survenir le jour suivant. Les avis sont partagés et, si Arnold utilise son rôle de poète pour exalter le sens du devoir, la nécessité de protéger la liberté et justifie le recours à la force, Stefan lui pense à l’opposé que la guerre n’est jamais une option, qu’elle est un événement absolument terrible qu’il faut tenter d’éviter à tout prix :
« Et les hommes aussi se sont tus et sont partis. Jeunesse impuissante, hommes comme femmes. Une sorte de machinerie incompréhensiblement froide et inhumaine se tenait derrière et avait le pouvoir de leur dire de partir. Ils sont partis, pensant qu’il le fallait. C’est la chose la plus terrible que j’ai jamais vue, si désespérante. »
Il reproche à Arnold d’avoir utilisé son rôle d’écrivain pour attiser les passions au lieu d’appeler à la raison, comme il reproche aux femmes d’accepter de laisser partir leurs maris ce qu’il juge parfaitement incompréhensible.
La dernière nuit que chaque couple pourrait passer ensemble est donc une épreuve terrible. Bien loin des clichés auxquels un certain cinéma nous a trop habitués : envolées romantiques et bravoures héroïques. Non, ici les couples sont écrasés devant l’angoisse de ce qui les attend. Karl, terrifié, conscient de l’imminence de la mort est totalement dévasté et songe au suicide quant à Stefan et Maria ils se déchirent gravement.
Elle voudrait qu’il conserve l’espoir, qu’il la rassure, qu’il parte au front avec le sentiment de faire son devoir, qu’il se concentre sur son retour, sur leur avenir. Lui n’y voit qu’une gigantesque absurdité et refuse de ne pas envisager qu’il pourrait mourir :
– Tu dois croire et espérer Stefan, malgré tout ce que tu vois.
– Je ne voulais rien d’autre, mais dis-moi en quoi peut-on croire quand tout ce qu’on a admiré nourrit une espèce de machine infernale aveugle qui est en marche.
En plus des cinq déjà nommés, il faut encore compter deux personnages, ou plutôt deux voix. Toutes deux menaçantes, toute deux liées à cette “machine infernale” que Stefan dénonce avec force, aussi violente qu’absurde : la radio, et son annonce de la déclaration de guerre et la « Voix Métallique » présente pendant la scène onirique du rêve de Stefan. Cette scène, qui met en exergue les peurs primaires de l’homme mis face à une absurdité sans nom, à la mort qui s’approche pour satisfaire les besoins d’un gouvernement, cette machine qui s’est emballée et que plus rien ne peut arrêter.
Mécanisme devenu fou, symbolisé par voix métallique contre laquelle Stefan ne peut rien et qui broie les hommes. Dans Ultimatum le couperet tombe et l’amour cède. Les nombreuses didascalies du texte indiquent l’omniprésence de sons, de grondements, de fracas. La pièce met en exergue une véritable déshumanisation contre laquelle luttent en vain les personnages, Stefan en tête qui adresse impuissant cette question à la radio :
« Ici Ida et Maria. Et Karl et Arnold et Stefan.
Qui es-tu là-dedans ? »
Quelque chose s’impose donc dans Ultimatum, qui ne laisse aucune chance, quand dans Pluie dans les cheveux toutes les chances peuvent être saisies.
Mais les mots parfois manquent et quand la naissance du sentiment amoureux semble indescriptible pour Valborg “J’ai l’impression de ne pas pouvoir le dire d’une façon qui aurait un sens”, Stefan angoissé et démuni est contraint de lancer plus un cri de désespoir qu’une question, ce qui le ronge et qui n’aura de toute façon jamais de réponse.
Vesaas aime explorer les limites du langage et propose à son lecteur, ici son auditeur, de comprendre les personnages au-delà, ailleurs, où les mots ne peuvent qu’effleurer un gouffre de sensations, d’émotions.
Aucune certitude avec l’écriture de Vesaas. Aucune rigidité. Mais une entente, une harmonie, un lien très fort avec ses personnages est rendu possible, car il savait toucher les êtres et faire et trouver chaque fois un écho dans leurs mondes intérieurs.
Traduit du nynorsk par Marina Heide, Guri Vesaas, Olivier Gallon
Postface d’Olivier Gallon
Editions La Barque
Hédia