Ténèbre, l’excellent roman de Paul Kawczak récemment paru aux éditions québécoises de La Peuplade, pose une question majeure : comment évoquer rationnellement la folie irrationnelle qui traverse le roman, et, par ricochet, l’irrationnelle plaisir de lecture qui nous étreint dès les premières lignes ?
On pourrait mentionner la beauté du verbe, de la langue, de la phrase, on pourrait souligner la maitrise et la subtilité de la métaphore qui traverse tout le livre qui associe les corps aux territoires et aux tourments, on pourrait évoquer la poésie absolue de certaines pages, on pourrait parler de la sensualité – de l’érotisme même – partout présente, la conclusion restera la même : Ténèbre est un grand livre, charnel, puissant, aussi lumineux que terriblement noir.
« Il avait toujours su qu’il irait en Afrique. Il savait quelle œuvre de mort était la colonisation, il était conscient de l’échec humain auquel elle était vouée. Le fiasco moral, amoureux et physique de l’expédition Claes était connu pour lui de longue date. Son extrême sensibilité ne l’aveuglait aucunement sur son propre malheur, dont il connaissait chacun des piliers sur lesquels reposait son histoire à venir. »
S’il fallait résumer Ténèbre en quelques lignes, les voici : en 1890, en pleine expansion coloniale, le roi de Belgique Léopold II charge un jeune géomètre, Pierre Claes, de tracer la frontière Nord du Congo. Voici donc Pierre Claes, accompagné d’un équipage hétéroclite, remontant les rives serpentines du fleuve Congo et au-delà. Un au-delà aussi géographique que métaphysique (comme le voyage vers Jupiter et au-delà de l’Infini de Dave Bowman dans 2001 l’Odyssée de l’espace) car Pierre Claes, au fur et à mesure que la flotte avance, est bien décidé à en finir avec cette vie et la mascarade colonialiste. Aidé par Xi Xiao, un mystérieux bourreau et tatoueur chinois capable d’extraire un à un ses organes à un homme pour lui faire atteindre l’orgasme avant la mort, capable aussi de voir l’avenir (du moins le pressentir), capable d’amour absolu et d’abandon envers Pierre Claes, le géomètre accompli son voyage jusqu’au cœur des ténèbres.
« Il devinait seulement la poitrine de Manon Blanche à travers sa robe légère. En tant que médecin, il n’avait pas de difficulté à imaginer le reste. Le cœur pompant derrière la cage thoracique. Les poumons encore roses à l’odeur d’orgeat. L’estomac tout occupé encore au veau du midi, arrosé régulièrement de salive et d’alcool. Et puis, nerveusement, il poursuivait, imaginant, intriqués, les deux intestins, en tas de chairs intimes et tendres, et puis plus bas encore, à bout de force, comme le nom secret de Dieu, l’anus et la vulve reposaient au cœur du temps. »
Roman charnel et poétique, Ténèbre est une histoire des corps. Qu’ils soient humains ou métaphoriques, comme cette Afrique découpée, dépecée, violée et pillée sans le moindre remord de la part des colons. Le rapport au corps est partout présent dans le roman, et ce rapport oscille entre violence et érotisme. La violence des frontières arbitraires et des hommes réduits en esclavage, la violence des mains coupées et offertes en trophée, la violence du boucher et celle du bourreau qui découpe, lacère, dépèce. Mais, dans ce balancement, s’ouvre la sensualité et l’érotisme des corps. Pas forcément par le sexe, simplement par la lumière et la chaleur des corps qui s’embrasent au toucher, délicat, de la mine experte d’un tatoueur. Des corps aux mouvement souvent dictés par le désir ou terrassés par la fièvre. Dans une Afrique où les colons luttent contre la malaria ou autres maladies locales, les accès de fièvre sont fréquents, les hallucinations aussi. Les pages hallucinatoires sont parmi les plus belles du roman. Dialogues avec les morts, sainte piété, adoration, contemplation de tableaux qui prennent vie, ces passages sont empreint d’une poésie sublime et terriblement touchante.
« Thomas Brel s’envola vers le soleil. Le soleil était le visage de son père. Il mâchait ses propres testicules qu’il s’était sectionnés. Thomas Brel voulut le prendre dans ses bras. Il pleurait. Pardon ! Pardon ! Et son père grognait comme un roi de douleur prêt à le dévorer, comme une mauvaise bête. Son père était brûlant de fièvre. […] Thomas Brel était, cette nuit, devenu humide et son père infiniment sec se nourrirait de lui jusqu’à l’évaporer et tous deux deviendraient mercure, mortel et gris. Les bouviers aboyèrent, découvrirent leurs dents et s’approchèrent. Thomas Brel hurla et personne ne l’entendit, car il était bien trop haut dans le ciel. »
Quant à la poésie, elle est partout présente, dans la plupart des phrases et des images du roman. Baudelaire et Verlaine participent à la fête. Verlaine en alcoolique mondain écumant Paris. Baudelaire alité, étendu auprès d’un vivarium où s’agite une couleuvre. Le rapport à Baudelaire n’est certainement pas fortuit de la part de l’auteur : poète de la charogne, il convoque – par son agonie lente qui occupe, au loin, une partie du roman – le rapport du corps à la pourriture et, au-delà, à la lente décomposition d’un humanisme qui a vécu. Et, à chaque apparition de serpents, omniprésents dans le roman (jusqu’à figurer sur la couverture, comme unique trait d’union entre la Terre et le Ciel), on pensera à ses vers, ce Serpent qui danse :
« Sur ta chevelure profonde
Aux âcres parfums
Mer odorante et vagabonde
Aux flots bleus et bruns
Comme un navire qui s’éveille
Au vent du matin
Mon âme rêveuse appareille
Pour un ciel lointain »
Le serpent, partout : couleuvre qui effraie les ardeurs d’un amoureux, vipère qui vient lécher le visage de Pierre Claes à l’agonie, boa avaleur de chasseurs, il reste surtout cette image qui dicte la seconde partie du livre : la mue de Pierre Claes après la première expédition au bout de l’horreur. C’est un homme nouveau qui reprend la mer, sa première peau d’homme blanc anéantie, sa peau nouvelle protégée par des bandages. Débarrassé des oripeaux de la fausse Lumière occidentale, débarrassé de la peau blanche endurcie par l’indifférence, il avance alors, homme neuf, prêt à affronter la mort.
« Xi Xiao, Silu et Mohammed Hadjeras entamèrent leur entreprise de découpe au cœur de l’Enfer colonial, baignant dans une horreur éthérée qui dissolvait les âmes, glissant le long d’une pente de désespoir, de colère et de larmes qui les avaient menés bien plus loin qu’eux-mêmes, aux limites érotiques et violentes de l’existence. Le monde s’effondrait, tout leur avait été pris, ne leur restaient que les mystères raffinés de cette mystique ténébreuse des chairs et des destins. »
Éblouissant.
Alexandre
Ténèbre
Paul Kawczak
éditions La Peuplade
304 pages
Très étrange : votre lecture va totalement à l’encontre de la mienne et tout ce qui vous a lu m’a déplu voire agacée. Par exemple, j’ai trouvé les images globalement grotesques et le style très lourd…
Tout à fait d’accord – ce roman m’a complètement fasciné.