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Teresa Moure La Morelle noire

Teresa Moure – La Morelle noire

Comme les plantes qui courent le long des murs et plongent leurs racines dans le secret de la terre avant de s’élever en plein jour, les récits s’enroulent autour du fuseau de la parole et se ramifient avec les voix qui les portent. Teresa Moure réunit en un herbier romancé les destins de trois femmes reliées par un héritage aux parfums de liberté embrassée à bras le corps, de pousses médicinales mystérieuses et d’idées philosophiques à contre-courant. Dans La Morelle noire, roman écoféministe d’une richesse rare, on devine leurs danses face à un sujet unique. Lors d’une sarabande en petits pas nobles, d’une figure aux contorsions passionnées et d’un enchainement de flexions sauvages et rebiffées, Christine, Hélène et Inès se heurtent à celui que l’on croit tout d’abord être le personnage principal du livre : René Descartes. Mais bien vite, le visage incontestable du siècle des Lumières apparaît n’être qu’une excuse utilisée avec finesse par l’autrice pour laisser la parole aux véritables héroïnes du récit. 

Du Journal poétique d’Inés Andrade
Poème VII

Elle aimerait ne plus avoir de mots, ne plus en avoir.
Ne pas savoir dire : maintenant, aujourd’hui, poème, repas, chaussette,
après, aspirations, flatterie, désirer, cascade.
Non.
Elle aimerait n’avoir qu’un seul mot :
Silence !
Et encore, elle est certaine qu’on le lui arracherait.

On connaît cet adage désuet et empreint de patriarcat : « derrière chaque grand homme se cache une femme », ici renversé cul par dessus tête pour devenir une célébration de celles dont on oublie souvent le nom, dont les savoirs sont perdus et les silhouettes balayées avec la poussière du temps qui passe. Teresa Moure imagine la rencontre entre trois d’entre elles : Christine de Suède, connue pour son abdication et sa sexualité libre, Hélène Jans, effacée par sa relation avec Descartes et enfin Inès Andrade, figure fictive défiante et indépendante. À travers elles, leurs écrits, leurs pensées intimes, leurs poèmes et leurs correspondances, elle réinvente l’histoire, fait le lien entre les époques et celles qui les composent.

Mais malgré les kilomètres ou les siècles qui les séparent, malgré leurs statuts sociaux diamétralement éloignés, elles créent un écho, une unicité forte de leur volonté. Reine déchue, herboriste guérisseuse, étudiante résistante, elles apprennent chacune à leur façon à devenir elle-même. À devenir Christine, à devenir Hélène, à devenir Inès. En s’emparant de leurs vies, de leur liberté, en faisant vivre leurs idées et grandir ce qu’elles ont dans le cœur. Leur esprit vif et émancipé se heurte au pilori des mœurs patriarcales (en Suède, comme en Espagne ou aux Pays-Bas, au XVIIe comme au XXIe siècle, on peut dire que ces dernières sont coriaces…), mais leur résilience triomphe, allant jusqu’à créer un effet papillon perceptible des années plus tard…

Je connaissais désormais les classiques et les penseurs de mon temps, je savais lire, réfléchir, ce qui constituait, et c’est encore vrai aujourd’hui, des compétences rares chez une femme. Mais surtout, pendant toutes ces années, j’ai appris à donner à chaque chose sa juste valeur. Quand je parcourais mon manuscrit, je pensais à tout ce savoir-faire acquis durant ma vie : pétrir le pain, laver, coudre et ravauder les vêtements sans que cela ne se voie, faire des paniers, aller chercher de l’eau pour boire et pour arroser, décorer avec des fleurs, acheter les produits les plus frais, aller chercher de l’eau à boire immédiatement, m’occuper d’enfants, soigner les malades et les personnes âgées, écouter, aller chercher de l’eau, reconnaître les mensonges, aller chercher de l’eau, couper de l’herbe et la faire sécher pour que les animaux aient de la nourriture l’hiver, cueillir les broussailles au bord des chemins pour donner à manger aux lapins, chercher de l’eau car la soif revient toujours, écouter, traire les vaches et les brebis, cultiver, aller chercher de l’eau pour arroser, cueillir les baies sauvages et les herbes médicinales, écouter, aller chercher de l’eau, remiser les bouses sèches des animaux pour éviter les mauvaises odeurs et pour faire du feu l’hiver quand il n’y a pas beaucoup de bois, aller chercher de l’eau. Je connaissais ce que connaissaient les autres femmes, avec leurs petits savoirs invisibles et cependant, comme il aimait à le rappeler, je savais aussi lire et penser et, en pensant, je pouvais prétendre aux mêmes choses que les hommes les plus célèbres de mon époque.

Dans cet entrelacement de récits qui s’entrecroisent, forment le patchwork chamarré d’un chœur aux voix multicolores, l’autrice célèbre les femmes autant qu’elle dénonce le sort qu’on leur réserve souvent. Sorcière, amante, érudite, adjectifs considérés comme dénigrants pour une femme et synonymes de pouvoir lorsqu’il s’agit d’un homme… Mais dans La Morelle noire Teresa Moure fait briller leurs éclats, leur force et leur lutte face au courant, en explorant une narration hors sentier, originale par sa découpe et sa composition. Durant leur apprentissage, elles marchent dans les traces laissées par celles qui les ont précédées, riches d’un savoir aujourd’hui presque oublié, elles veillent sur un héritage précieux et font sororité. Ailleurs, on les aurait représentées jalouses et prêtes à tout pour s’attirer les faveurs d’un homme qu’elles convoitent, ici elles sont curieuses les unes envers les autres, bienveillantes et amies. Elles s’épaulent, s’allègent un peu de leur fardeau, qu’il s’agisse du poids d’une couronne ou de la tristesse d’un être perdu. S’éclairent. 

Comme la plante dont elle tire le nom, La Morelle noire est dense et multiple, à la fois commune et magique, dangereuse et thérapeutique. 

La petite maison d’Hélène en revanche, toute simple et sans fioritures, sentait le citron et le thym, la menthe, le poivre vert, la marjolaine. Elle sentait l’eau de pluie, les soupirs, l’eucalyptus, le sésame, le tilleul, la pâte de coing, les peines passagères que l’on peut consoler, la bruine, la musique, le sorbier, l’églantine, la nostalgie, le deuil d’une enfant présente dans la mémoire, la mélisse, le fenouil, l’aneth, les rires qui viennent du bas-ventre, les attentions, le pot-au-feu, l’estragon, l’oseille, le persil, le livre ancien, le livre neuf, l’encre, la fraise des bois, la réglisse, l’argousier, la peau comblée, caressée et léchée, l’ortie, la bugrane épineuse, le trèfle, tant et tant de choses qu’on ne pouvait toutes les nommer. La pimprenelle, le plantain, il n’existait pas assez de mots, la primevère, la sauge, la capucine, la menthe poivrée, pour décrire, la verveine citronnée, à qui n’y était jamais entré, l’immortelle, le vulpin des prés, comment sentait la maison d’Hélène. Y flottait un parfum doux qui éveillait les sens, un parfum d’acanthe, d’œillet, qui aiguisait le plaisir, un parfum de cannelle, d’achillée, de cumin, et l’on ne pouvait que se laisser emporter par les arômes, un parfum de sureau, de mauve royale, d’aigremoine, et être saisi d’une certaine extase, une odeur de coriandre, de sarrasin, et pris de sensations sauvages, de fenouil, ressemblant beaucoup à la mort…, une odeur de groseille, de bourdaine, de prunellier, une fois que cela avait commencé, d’ancolie, de livèche, l’acte de sentir, bien sûr…

Teresa Moure La Morelle noire imageÉditions La Contre allée
Traduit de l’espagnol par Marielle Leroy
464 pages
Caroline

À propos Caroline

Chroniqueuse

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