Thomas Gilbert- Vénéneuses

Domitille et Nour sont inséparables depuis toutes petites. Deux belles fleurs en minis-jupes, deux lianes qui ont la vie devant elles et tout ce qu’elles désirent à portée de main. Mais sous ces corps graciles et ces sourires enjôleurs se cache le poison mortel d’un profond mal-être.

Issues de la jeunesse dorée moderne, elles vivent le présent à cent à l’heure, sortant sans cesse dans les endroits les plus branchés, dansant jusqu’au bout de la nuit, flirtant et envoûtant les hommes d’un seul regard: attirantes et vénéneuses comme la plus fragile des plantes carnivores.

Surtout Domitille, la brindille qui a grandi avec un père trop souvent absent. Il n’hésite pas à ramener des femmes sans cesse différentes dans son loft parisien depuis le décès de sa femme. Mais pour compenser cette absence égoïste et se donner le rôle du papa sympa, il laisse chaque soir plusieurs billets à sa fille ainsi qu’un paquet de cigarettes, afin qu’elle puisse profiter à fond de la fête où elle se rend. Où elle va, avec qui… Cela ne semble pas l’intéresser outre mesure. Il préfère sans doute ignorer que ce dont son enfant a besoin est surtout de sa reconnaissance paternelle et de son affection désintéressée.
Nour, belle métisse pulpeuse, endosse le rôle de l’amie réfléchie. Cependant son amour inconditionnel pour son alter-ego de toujours trouble son jugement et son cœur, et elle sera peu à peu aspirée malgré elle par cette course auto-destructrice.
Se définissant elles-même comme étant les incarnations de Gorgone et d’Athéna, elles en prennent parfois l’apparence sous la plume de Thomas Gilbert. Poussant encore plus loin les oppositions mentales qui lient ces deux adolescentes, ces personnalités les rendent alors complémentaires à la manière du yin et du yang. Un équilibre bien fragile qui tend à se rompre à chaque instant.

Cette bande-dessinée commence par la fin; on trouve les deux siamoises de cœur en haut d’un immeuble, prêtes à prendre leur envol dans le vide infini. Puis l’on se retrouve entrainé dans les moments qui ont précédé ce grand saut, l’explication de ce cercle infernal qui emprisonne Domitille et Nour dans leur besoin d’amour non superficiel.

Le plus triste dans tout ça, c’est qu’elles n’ont que quinze ans. Et déjà elles sont confrontées à une mélancolie et une détresse qui appartiennent au monde des adultes. Volonté de plaire physiquement, besoin de s’intégrer à un groupe, d’être aimées par tous, d’être le centre de toutes les attentions, voilà les moteurs quotidiens qui poussent les deux inséparables à brûler leur innocence beaucoup trop vite. Plongées dans un univers artificiel où les réseaux sociaux sont omniprésents et décisifs, elles se noient dans cette traversée qu’est le passage de l’enfance à l’âge adulte.

Dans Vénéneuses, Thomas Gilbert met en scène ces deux lolitas des temps modernes, les fait vivre en dessinant leurs quotidiens tourmentés. Avec sa palette de couleurs vives et acides, il dépeint à la perfection les états d’âmes et les turpitudes de la jeunesse dorée hype qui se brûle si vite les ailes.
« On est déjà plus riche que vous ne le serez jamais de votre vie. La jeunesse que vous ne comprenez pas. Notre unique talent, c’est la fête. On s’éclate dans nos prisons dorées! Et vous nous haïssez pour ça!»

Couleurs incandescentes et traits d’une finesse presque fragile pour ce conte cruel aux allures de boucle inévitable, de fatalité qui attend toutes les Nour et Domitille, si seules et perdues au milieu de la foule universelle qui se presse contre elles. Une tragédie antique des temps modernes qui sonne comme un triste aveu sur notre société actuelle.

Editions Sarbacane
160 pages
Caroline