L’Histoire ne s’écrit pas de la même façon, que l’on se place du côté des vainqueurs ou de celui des perdants. On se souvient de l’une comme d’une nation se relevant vaillamment de ses cendres, pansant ses plaies tout en célébrant ses héros, alors que pour la seconde il en va bien différemment. Dans l’imaginaire collectif actuel, la Seconde Guerre mondiale s’est achevée sur une vague de libération, jumelée par la prise de conscience des horreurs qui se sont déroulées dans les camps de concentration. Mais quand était-il de celles et ceux qui étaient du côté allemand, par leurs origines, leur culture ou leurs convictions ?
En s’inspirant de son propre récit familial, Timothée Demeillers soulève cette zone d’ombre en dessinant les destins entrecroisés d’hommes et de femmes ayant vécu à Tannberg/Jedlov, un village fictif des Sudètes qui changera de visage au gré de l’enchaînement éperdu des différents régimes politiques subvenu en ce crépuscule de siècle dernier.
« Hitler lui-même a transféré les minorités allemandes de Baltique et de Bessarabie. L’Allemagne ne peut donc pas se considérer comme offensée si d’autres États adoptent les mêmes méthodes ! » déclara-t-il à ses anciens collègues. « Les Allemands, bons comme mauvais, doivent apprendre de leurs erreurs, voilà des années qu’ils nous écrasent. Le nazisme n’est que la forme moderne de ce pangermanisme dont tous les cœurs allemands sont imprégnés. Il n’y a plus d’autre moyen que la violence pour les éduquer. » Les hourras couvrirent ses paroles, et il dut redoubler de vigueur pour se faire entendre : « Débarrassons-nous pour de bon de ce cancer qui nous ronge et avec lequel nous ne parviendrons jamais à faire société ! » Et les cris, et les hurlements de joie et de libération retentirent, et il se sentit enfin accepté à sa juste valeur, celle d’un homme d’action, d’un meneur. [….]
Alors à Jedlov, comme partout ailleurs dans les Sudètes, cette écorce frontalière, se déchaînèrent les haines. Il plut.
Il plut des représailles. Pas une pluie venue du ciel, mais un déluge surgi des tréfonds du peuple, jailli pour réparer une injustice gravée dans les tablettes de l’histoire. “On a trop souffert”, entendait-on. “Nous n’abandonnerons jamais nos principes démocratiques”, disaient d’autres, pour justifier ce qui n’était pas justifiable. Les esprits étaient échauffés, les passions aiguisées, les dés déjà jetés ; on ne pouvait plus faire marche arrière. La modération n’avait plus voix au chapitre, devenue la voix des faibles, des collaborateurs et des traîtres. Seuls subsistaient les plus radicaux. »
Embrassant une période s’étendant sur une soixantaine d’années (de 1945 à 2008), Le Tumulte et l’oubli décrypte l’après guerre au cœur de cette région frontalière de la Tchéquie, où différents peuples cohabitent sous fond de discrimination et racisme ordinaire. Fin 1945, Sieglinde et sa mère vont, à l’image de la majorité des autres Allemands de ce pays anciennement annexé, voire leurs biens confisqués, être traitées en parias et envoyées dans des camps de travail… Comme l’ont été juifs ou encore Tchèques avant elles sous le joug d’Hitler, qu’elles considéraient comme leur leader. Alors que la roue du temps continue son écrasante et aveugle course, les rôles s’inversent, et la loi du Talion fait rage. Elles vont donc quitter Tannberg sous la contrainte, réussir à s’échapper et à s’exiler en Allemagne. Elles n’y reviendront que des décennies plus tard, ne reconnaissant plus rien des rues qu’elles ont foulées, l’appellation même du village ayant été modifiée en Jedlov.
Entre-temps, la ville a connu bien d’autres bouleversements entre la fin du troisième Reich, l’arrivée du communisme, les répercussions de la chute du rideau de fer et les différentes révoltes de velours ou de sang qui y ont grondé. Les avenues ont changé de nom au rythme des mouvements politiques, des usines ont poussé, promesses d’un futur dynamique qui va finalement tomber en décrépitude, laissant derrière lui des habitants désœuvrés et appauvris.
« Leurs noms furent biffés des livres d’histoire et des manuels scolaires, jusqu’à leurs visages, gommés des photographies officielles pour effacer toute trace de leur existence.
Ils rejoignirent la masse anonyme des corps broyés, ressource indispensable à la mise en place de toute idéologie, ces générations de poussière, dont la vie n’aura rimé qu’à bâtir le monde des autres, châteaux, palais, églises, devant lesquelles un guide soporifique s’arrête parfois, récitant son discours convenu, date de fondation, de destruction et de reconstruction, et c’est à peu près tout. »
« Un monde nouveau était à construire, une nouvelle nation débarrassée du poids de l’oppresseur, une idéologie nouvelle à répandre, un monde de projets à faire fleurir sur une terre rendue vierge, mais il flottait tout de même dans la vapeur de la griserie des hommes en armes, ce soir noir et glacial du 24 décembre 1945, un étrange sentiment, comme un petit pincement au cœur, une pointe de nostalgie. »
Les barres d’immeubles ont quant à elles remplacé les rues pavées et les forêts. On y entasse une population rejetée de tous : celles des Tziganes. Parqués en périphérie des villes, déracinés et considérés comme un peuple inférieur vivant dans la crasse et la déchéance, ils sont pointés du doigt où qu’ils aillent et sans cesse rabaissés, jusqu’à devenir les fantômes d’une culture oubliée dont ne substituent que quelques proverbes psalmodiés en rom. Tereza est l’exemple même de cette lente descente aux enfers : n’ayant connu qu’ordures et violences, elle finira par errer le long de l’asphalte fêlé de Jedlov défigurée et exsangue à l’image du village. Seule une poignée de Tziganes réussiront à s’extraire de cette condition de paria, à la manière d’Ivetka et Michal Tulej, deux intellectuels dont les noms résonneront pendant un temps pour ensuite être à leur tour effacés, aussi lumineux et fugaces que la course d’une comète.
Dans ce roman chorale Timothée Demeillers entrecroise des vies marquées par des amours perdus et fantasmés sur des carnets, la soif d’une liberté jamais atteinte, les vérités cachées et volontairement oubliées qui ressurgissent et emportent tout. Ces témoignages intimes forment une fresque filée de voix qui s’opposent, aveuglées par les dictatures et la peur, desquelles éclosent quelquefois de fragiles lueurs d’espoir. Un seul récit et pourtant tant de chemins empruntés, parfois frappés de fugaces bonheurs, mais indubitablement empreints d’ombre.
Le Tumulte et l’oubli extrait des visages d’une masse anonyme engloutie par ce pan de l’Histoire. Il ravive le long de ses chapitres denses l’étincelle des luttes pour la liberté et les amours tus. Entre ces pages et aux croisements des ruelles fictives de Jedlov-Tannberg, Timothée Demeillers retrace la fresque bouillonnante et terrible d’une nation happée par le bal des régimes, pour finalement être laissée comme dépouillée de ses racines par le rouleau du capitalisme. Tout en nuance, loin d’une vision binaire gagnant/vaincu, bon ou malhonnête, ce roman parvient à regrouper tous les aléas humains en un récit grandiose.
« Tant d’eau avait coulé sous les ponts. Tant de choses s’étaient produites qu’il lui semblait parfois que son enfance et son histoire avec elle n’étaient qu’un rêve. Un rêve long et douloureux qui l’aurait accompagné toute sa vie. Mirko avait soixante-trois ans. Il en était à son quatrième changement de régime. »
Asphalte éditions
528 pages
Caroline