« En orient, la parole est faite pour chanter sur ses rêves et frémir à ses cauchemars » (…)
C’est cette parole que l’ethnopyschiatre et auteur français, Tobie Nathan, né au Caire, emprunte pour raconter un demi-siècle d’une Egypte entre dieux et diables, faite d’égyptiens, d’étrangers et d’apatrides. Cette parole est celle des sorcières, des croyances, de l’amour et de la poussière. Au fil des pages, elle se voit doucement avalée par la guerre, par l’obsession du pouvoir, par la montée du fanatisme. Une fresque sociale, historique, mais aussi un long poème sensoriel qui se respire avant de s’évaporer au fil des noms de rue et des années qu’il traverse.
« Je suis né de ça… au pays des pharaons, d’une mère possédée par les diables et d’un père aveugle (…). Je suis fait de musiques endiablées, de viande de vipère et d’essence de lotus. Pour me protéger, j’ai reçu des fragments du Cantique et un nom surgi de la tombe. Ma naissance valut à ma mère une robe neuve et sept bracelets d’or. J’étais leur premier ; je resterais leur dernier. Nul ne savait d’où je venais ; nul ne pouvait dire où j’irais… »
De la rue Mouffetard à Paris, Zohar raconte son pays, l’Egypte et sa rue, la Hara (la ruelle aux juifs). Pour la décrire, il commence par l’histoire de sa mère, Esther, celle qu’on dit folle et possédée par le afrit (le démon), mais qui finit par épouser Motty, l’aveugle et comptable pour les marchands du souk. Loin des mariages de raison, ces deux-là accèdent à l’amour. Esther n’arrivant pas à enfanter, elle s’en va trouver Khadouja, une sorcière arabe qui l’initie à des cérémonies de transe pour inciter l’enfant à venir. De cette magie nocturne et profane, naît en 1925, Zohar, « le joyau », qui ne peut être alimenté par le lait absent de sa mère. On lui trouve une nourrice musulmane, Jinane, chanteuse orientale qui, après avoir été l’objet délaissé d’un poète, vient de mettre au monde une fille, Masreya. Deux enfants nourris de son lait. Début d’une histoire d’amour interdite, reliée par un talisman, dont l’un des protagonistes porterait l’avenir et l’autre, le passé.
Tout au long du roman, Zohar, le vendeur de mégots puis d’alcool prohibé et Masreya, la danseuse orientale en marche (ondulée) vers le palais du roi Farouk, seront ces deux âmes sœurs rendus à l’amour impossible et aux retrouvailles éphémères et charnelles. Deux âmes vouées à toucher une Egypte qui se perd dans les faveurs d’un monde aux airs d’un Bollywood illusoire.
« Ne savez-vous pas que chaque homme possède un double féminin caché dans l’éther ; chaque femme, un double masculin circulant à l’envers, sous ses pas ? Ils s’en portent mieux de ne jamais les croiser ».
Parfums, épices, sueur, odeurs de peur, odeurs de désir, de poussières, goût de lait, de fèves et d’alcool, chaleur moite et couleurs de feu, bruissement de la soie, murmures secrets des chants, vertige de la danse. Chaque page est un appel aux sens, au sans mesure. Libres d’aimer et de haïr, de piquer et de caresser, les mots touchent une forme d’érotisme, pur et profond, jamais frivole, jusqu’à l’arrivée des colons.
L’amitié de Zohar avec deux garçons, Joe, fils du roi et Nino, étudiant, trouve son ascenseur social, grandeur et décadence, à l’arrivée des soldats français et anglais, mais elle sombre au fil des ans à l’obscurantisme politique, le régime d’Hitler, la montée du Djiad. Sionisme, communisme, autant de mots font leurs apparitions que Zohar ne reconnait pas, lui, né avec un cœur obsolète, celui de ces ancêtres. Odeur de colère, de sang, bruit des murs qui se dressent. Les riches de plus en plus riches. Les pauvres de plus en plus pauvres et le régime d’un roi aimé auparavant, voleur et coureur de jupon, qui ne tient plus le graal et s’épaissi comme le désespoir alentour.
« Zohar, le cœur soudain gonflé d’une émotion qu’il ne savait nommer, pensait à la complexité du monde… Les affaires où l’on pouvait tout perdre en un jour, la circulation au risque de sa vie dans les cours des puissants, et que faire de ces dieux, celui des coptes, celui des musulmans, celui des orthodoxes, celui des arméniens, celui des juifs…. Tous différents, tous jaloux, aussi hargneux que des femmes amoureuses ? Ah, le monde est bien difficile et nul ne sait où se dissimulent les véritables guides. Ce soir, il regrettait son enfance où il était simplement un élément du monde… »
Tobie Nathan dévoile une écriture intime dans ce roman historique fardé des envoûtements d’un conte. Avant d’atteindre la parole, l’auteur observe, contemple ses personnages et leur glisse ses pensées sous forme d’incantations, reçues ou non, parsemées au fil des pages.
Après avoir lu cette voluptueuse édition, il reste un silence, assis près de ce Zohar, lui-même assis dans un appartement de la rue Mouffetard à Paris, le cœur chargé par le voyage. Son regard triste et joyeux contemple un vide plein des rumeurs de la Hara, brûlant d’une flamme que rien ni personne ne saura éteindre : Masreya y danse encore.
« Regarde-moi, regarde, l’effet de ton absence
Comme je suis réduite à dialoguer avec ton fantôme… » (Farid El Atrash)
Ce pays qui te ressemble, Tobie Nathan
Éditions Stock, 2015
536 pages
Kattalin