L’exercice du Top 5 est toujours périlleux, puisqu’il est profondément subjectif et qu’il ne peut tenir compte que d’une infime sélection de la production de l’année écoulée. Alors, plutôt qu’un classement, voici les cinq livres qui m’ont le plus marqués cette année – marqués au point que, sans aucun doute, quand je reverrai leur couverture dans un an, cinq ans, dix ans, je me souviendrai avec précision ce moment unique où je les ai découvert, et l’émotion qui m’avait étreint lorsque je les ai lu. Car finalement, c’est uniquement cela qui compte : la fébrilité du lecteur qui sent l’amour l’envahir. Et cette sensation si étrange – si intense – que quelque chose, en nous, a changé pour toujours.
C’est beau, c’est lyrique, c’est la fin de l’année.
La douce indifférence du monde – Peter Stamm – éditions Christian Bourgois
Ce court roman est déroutant, comme est déroutant un film de David Lynch. Jeu sur le temps, sur le double, évocation d’amours perdus puis – peut-être – retrouvés, cette Douce indifférence du monde est un roman brillant dont on ressort l’esprit excité.
Un homme dont la plus grande partie de la vie est derrière lui rencontre, au hasard, une femme qui ressemble trait pour trait à la femme qu’il a aimé jadis. Mieux même, plus qu’une ressemblance physique, elles ont en commun leur prénom et leur métier – comédienne de théâtre s’apprêtant à jouer une pièce d’August Strindberg. Commence alors un va et vient subtil entre le présent et le passé, le réel et le jeu du théâtre, le vrai et le fantasme.
Troublant et pénétrant.
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La ballade silencieuse de Jackson C. Frank – Thomas Giraud – La contre-allée
Biographie romancée, ou roman biographique de Jackson C. Frank, grand oublié de la musique folk, météorite ayant enregistré un seul album (et, à l’écoute, il existe peu de doutes sur la grandeur de son talent), amateur de voitures si grosses qu’elles finiront par le ruiner, musicien devenu hobo dans les rues glaciales de New York.
Sa vie est un roman, peut-être. Mais ce qui compte, c’est ce qui se glisse dans les interstices des fragments biographiques qui nous sont parvenus. Thomas Giraud parvient magnifiquement à combler les trous, par la fiction, pour nous offrir un portrait touchant entre génie éteint et silence fracassant.
Pour plus de détails, voici ce que j’en avais pensé à sa sortie.
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Cette putain si distinguée – Juan Marsé – éditions Christian Bourgois
Un autre roman enveloppé de mystère, fonctionnant sous forme de souvenirs et de va et vient entre passé et présent. Une déclaration d’amour au cinéma, à la mémoire, et à la république espagnole (certainement).
Là aussi, il y a plus de détails ici.
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Splendide hôtel – Gilbert Sorrentino – Cent pages
Il est des livres impossible à résumer, impossible même à réduire à une case. Splendide Hôtel est de ceux-là. Ni vraiment roman, ni récit, ni poésie, ni essai, mais tout cela à la fois, magnifié par un art proche du tour de magie par Gilbert Sorrentino, auteur américain à qui on doit le formidable Red le démon, et le non moins formidable Abîme de l’illusion humaine, deux livres plus proches de la fiction (j’en profite pour vous inciter fortement à vous plonger dans l’œuvre foisonnante et fascinante de cet auteur mort en 2006, une œuvre à cheval entre le roman et la poésie, où la puissance et la délicatesse se mêlent sans cesse).
De quoi est-il question dans ce Splendide Hôtel ? De mots, de poésie, de Rimbaud, de personnages qui tendent vers la sagesse, ou qui se trompent. Il est question de lettre (le livre est construit comme un abécédaire, chaque chapitre renvoie à une lettre), de poètes encore, d’écrivains célèbres ou de plumitifs perdus dans les couloirs du Splendide Hôtel.
Chaque phrase est un bijou, presque un aphorisme. La seule chose à faire, en tant que lecteur, est de se laisser aller, de se laisser guider par la beauté et la justesse des mots. Si on veut, on peut gratter un peu plus, essayer de comprendre telle ou telle évocation, aller plus loin, s’engouffrer dans les brèches laissées par Sorrentino. C’est un vertige, délicat et magnifique.
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Moi, ce que j’aime, c’est les monstres – Emil Ferris – Monsieur Toussaint Louverture
Le choc majeur, MAJUSCULE, de cette année 2018.
Magnifique et majestueuse bande dessinée – ou roman graphique, quelle différence – nous contant les aventures Karen, petite fille perdue dans un Chicago en pleine transformation, persuadée d’être un monstre, se lançant dans la résolution d’un mystère, celui de la mort de sa voisine pour qui elle avait tant d’affection.
Mais ce résumé ne tient compte que d’une minuscule partie du livre, tant il est foisonnant et tentaculaire. Car c’est aussi l’histoire d’un deuil, l’histoire d’une maladie. L’histoire d’une solitude, l’histoire de rêves inatteignables. L’histoire d’une différence, l’histoire de minorités. L’histoire d’une époque, l’histoire de la grande Histoire.
Et ces mille histoires sont racontées par une petite fille qui comprend beaucoup de choses mais pas encore tout – à nous de raccrocher les wagons – une petite fille fascinée par les monstres et son imagerie. Ce qui donne des dessins magnifiques, crayonnés au stylo bic, parfois des hachures colériques, parfois des couleurs chatoyantes, parfois des contours flous, parfois des détails précis. Le dessin comme état d’âme.
On peut évoquer les traits de Crumb, les traits d’Otto Dix, on peut invoquer dix maîtres de l’art graphique, voire de la peinture (quel savoureux petit musée idéal, au fil des pages, où se côtoient des peintres incontournables comme Delacroix ou Fussli, ou plus méconnus comme Jacob Jordaens – tous ont comme point commun le monstrueux caché dans le tableau). Mais ce qui compte ici, c’est la puissance du récit, tant narratif que graphique.
On est captivé, on en tremble d’émotion (ce n’est nullement exagéré, ce livre m’a physiquement bouleversé), et on en redemande. Heureusement, il s’agit là d’un tome premier, le second est prévu pour cette année 2019.
Rendez-vous donc pour le top 5 de l’année prochaine pour la suite de ce chef d’œuvre.
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PS : 2018 fut aussi l’année de la disparition d’un des plus grands écrivains contemporains, Philip Roth. En guise d’hommage, je voulais m’amuser à lire ou relire les 31 romans qui composent son œuvre. Le manque de temps aura certainement raison de cette ambition (ou alors, il me faudra plus d’une décennie), mais j’en profite pour évoquer le roman qui caractérise le mieux son œuvre, Portnoy et son complexe.
Tout Philip Roth est en germe dans ce roman (l’un de ses premiers puisqu’il est paru en 1967). L’humour, la perspicacité, le verbe acerbe, l’ironie, la justesse du regard – pour ses détracteurs la misogynie, bien qu’elle soit une posture assez évidente, en témoigne sa relation avec le Singe et le pathétique et lâche portrait que l’auteur fait de lui-même. Philip Roth disait que ce roman avait été à la fois son tremplin et son cercueil – tremplin car la reconnaissance et la célébrité sont nées après sa parution, cercueil car il estimait que la crudité du roman l’empêcherait à tout jamais de recevoir le prix Nobel.
Peu importe, Philip Roth n’en avait pas besoin pour être reconnu comme étant l’un des plus grands.
Alexandre