« Le jeune homme aux yeux verts sauta du tétrapode. Ses pieds fendirent l’eau et il s’enfonça dans les profondeurs. Vidant ses poumons, il descendit dans la position d’un crucifié. Les yeux fermés, il sentait la pression de l’eau comprimer ses sinus et ses oreilles. La plante de ses pieds appuya doucement sur la couche supérieure des coquillages, puis il pressa doucement les talons, s’enfonça, tout son corps bientôt tordu par l’effort de pénétrer le fond marin. Pendant qu’il s’agitait dans cette masse épaisse, ses bras ballants ondulaient dans le courant comme deux algues. De temps à autre, une minuscule bulle d’air — brillante comme une goutte de mercure — s’échappait de ses lèvres et remontait très vite. Le jeune homme ouvrit les yeux et leva la tête vers la surface où la lune dessinait une tache de lumière à travers les vagues. Lorsqu’il sentit ses poumons se contracter, il fléchit les genoux et se propulsa à toute vitesse vers le haut, effrayant les gobies qui tournaient autour de lui. Il atteignit l’air libre et inspira profondément. Il resta un moment au même endroit, près de l’extrémité de la digue, agitant les pieds et les mains pour se maintenir hors de l’eau. »
Un soir, dans un faubourg populaire et bétonné de Constanta, un vagabond plonge dans les profondeurs de la mer Noire et s’entaille la peau sur les fonds rocheux, puis meurt sur le toit de la casemate qui sert de bar aux pêcheurs du coin. Le lendemain, quelques-uns de ceux-ci, les langues déliées par l’alcool, jasent autour de l’événement et échangent avec le tenancier du bar ragots et anecdotes sur les habitants du quartier, le vagabond mort que l’on aurait entendu chanter dans les canalisations qui relieraient les barres d’immeubles à la casemate, la prostituée charmée par ce chant, sa mère, une femme de pêcheur à l’appétit sexuel étonnant, la violence de sa rixe avec le souteneur local…
Dix ans plus tard, un chantier de construction s’étend au pied des barres d’immeubles et trois ouvriers ont disparu à l’intérieur de la casemate dont le bar a fermé depuis la mort du vagabond. Un jeune inspecteur s’installe sous couverture dans un des immeubles. Tous les jours, il pêche sur la jetée et sympathise avec les pêcheurs qu’il arrose de bière pour obtenir des informations sur le quartier. Les hommes parlent d’un porte-cigarettes enchanté qui attire les femmes, d’un bateau de prostituées qui écume le Danube, de villages de pêcheurs d’une très vieille communauté du delta vidés de leurs hommes, de femmes sirènes & succubes, d’une malédiction…
Les récits étranges qui lui sont délivrés sont-ils des propos d’ivrognes, ou bien la réalité, dans ce quartier qui jouxte la mer, est-elle contaminée par le merveilleux ? L’étrangeté dans lequel le quartier semble plongé contamine peu à peu l’inspecteur obsédé par les pêcheurs qui accrochent les fils de nylon à leur peau avec des hameçons et dansent sous l’eau en une étrange chorégraphie pour attraper les poissons, par les dessins à la craie qui apparaissent sur les murs et les trottoirs, par les ombres projetées sur les façades, par le parfum des nénuphars et le vrombissement des nids d’abeilles, par le chant de la chouette sur le toit de la casemate dont l’intérieur est l’épicentre des mystères.
« Borhot prit trois bières dans le frigo et les balança sur la table de la terrasse où trois jeunes fumaient, torse nu, transpirant abondamment. La sueur coulait en minces filets sur leurs hanches pour aller s’amasser, en deux taches parfaitement symétriques, sous l’élastique de leurs shorts. Ils se donnaient des claques bruyantes sur le corps les uns des autres pour tenter de tuer les moustiques qui papillonnaient. On n’entendait que le bruit des mains s’écrasant sur les peaux, suivi d’un petit cri ou d’une brève injure. Au fond du bar, éclairés par une faible ampoule, les pêcheurs ne se parlaient ni ne se regardaient. Seul le bout rouge de leur cigarette s’allumant et se consumant éclairait dans la pénombre les moustaches blanches et les joues mal rasées. Depuis le clair-obscur de la pergola en bois, ils ressemblaient à des statues de plâtre aux lèvres durcies. Privées de l’élasticité du vivant, leurs mains portaient les bières à la bouche comme une machinerie complexe et lourde. De ce côté venait une puissante odeur de moules mortes et de poisson pourri. Parfois l’une des statues reprenait vie, se levait, posait de l’argent sous le cendrier plein de mégots et partait en vacillant sans saluer personne. Leur épuisette laissait de longs serpents gluants de bave de gobies sur l’asphalte et sur les bordures des trottoirs, trahissant le chemin de nuit de chacun d’entre eux jusque dans les ténèbres des entrées d’immeuble, où le bruit des portes rouillées calées par de grosses pierres clôturait tristement leur journée. »
La femme qui a mangé les lèvres de mon père, qui s’ouvre sur une magnifique scène magique & tragique, entrelace mythologie, souvenir d’une nature sauvage et primitive, enchantements de contes de fées, beauté sauvage des rives du Danube avec blocs d’immeubles post-communistes, casemates construites par les nazis, histoire des Lipovènes et mémoire des camps de travail et des travaux forcés. Tudor Ganea mêle avec dextérité la fable et l’Histoire, le réalisme et le merveilleux, les récits rapportés et les dialogues argotiques, et parvient à tenir le fil malgré la difficulté de l’exercice. Soutenue par la traduction lumineuse de Florica Courriol, son écriture vivante, organique, merveilleusement imagée, devient parfois presque aquatique dans sa fluidité, sa façon de venir troubler la surface par les remugles des profondeurs.
Ce beau roman bercé d’étrange et porté par une joyeuse oralité est une belle découverte, pour laquelle il faut remercier l’audace du Nouvel Attila et la passion de Florica Courriol qui œuvre à diffuser en France sa passion pour la littérature roumaine et qui traduit les « voix féminines & féministes du roman roumain moderne » et les classiques contemporains, et participe à faire découvrir les jeunes auteur·ice·s de son pays d’origine.
Tudor Ganea, l’auteur, est né en 1983 à Bucarest. Il connaît un beau succès en Roumanie et a été nominé en 2017 au Festival du premier roman de Chambéry. Tom de Pékin, l’illustrateur de la chatoyante couverture, a déjà frappé au Nouvel Attila pour Les Aventures du dieu Maïs de Washington Cucurto et la jaquette de Querelle de Kévin Lambert.
Traduit du roumain par Florica Courriol.
Dessin de couverture par Tom de Pékin.
Éditions Le Nouvel Attila, 2020.
Lou
Merci Lou D. pour cette chronique qui me touche d’autant plus qu’elle vient de la part d’une écrivaine sensible au style et à la poésie. ce n’est pas donné à tout le monde de ménestrel dans la complexité d’un texte difficilement classable, donc : une grande révérence !
Florica C., la traductrice de Tudor GANEA