Ahhh l’été… sa chaleur, ses siestes au bord de la piscine, ses lectures sur la plage, ses randonnées revigorantes et ses petits apéros entre amis…
Mais la belle saison c’est aussi l’occasion de découvertes et d’exploration : une très bonne opportunité de faire fonctionner ses méninges, de révéler son côté aventurier, de sortir des sentiers battus. Pourquoi la littérature ferait-elle exception ?
Voici donc, pour vos lectures d’été, deux textes formidables, inclassables, dont l’originalité, la poésie et l’inventivité vous ouvriront assurément de nouvelles perspectives.
Gonçalo M. Tavarès – M. Swedenborg et les investigations géométriques
«1- La première fonction d’une forme est d’occuper l’espace, de lutter contre le vide
2- La première fonction du vide est d’occuper l’espace en luttant contre la forme. »
Souvenez-vous, nous vous parlions déjà de M. Tavarès il y a quelques temps. Il faut dire que l’écrivain, aussi talentueux qu’ingénieux est, pour nous, un incontournable.
Dans le quartier « O bairro », se côtoient quelques grands hommes, ou, du moins, quelques hommes qui portent de grands noms. Vous pouvez ainsi, au fil des ouvrages parus chez Viviane Hamy, faire connaissance avec M. Valery, M. Brecht, M. Walser, M. Calvino et M. Kraus. Le dernier à avoir fait son apparition et à suivre les cours de ses camarades aux noms célèbres est un certain M. Swedenborg, qui, fidèle à son patronyme, est habité de visions et a pour habitude de laisser son esprit divaguer.
Ainsi, après le cours de M. Brecht, qu’il a mis à profit pour se lancer dans des recherches sur l’astronomie, M. Swedenborg rend à une conférence de M. Eliot durant laquelle il entend mener quelques investigations géométriques.
S’ensuivent 51 sections ou plutôt 51 concepts qui vont du Désir à la Dépression, qui font découvrir l’Autre, la Mémoire des choses en passant par la Séduction ou encore l’Éloge de l’esprit.
Monsieur Swedenborg propose notamment de façon très ludique des Instructions pour s’endormir ou encore une Méthode pour s’enfuir d’une pièce. Et chaque section, ou concept philosophique, du plus simple au plus complexe, est composé d’une ou de plusieurs propositions écrites accompagnées de leurs transcriptions géométriques :
Logique mathématique et démonstrations sous forme d’axiome : ce qui est dit est représenté avec une simplicité déconcertante. Le livre comme les formes évoluent dans le temps, utilisant les premières formes, les concepts simples, pour aller vers plus de plus élaborées. Rien dans cet OVNI littéraire n’est figé et le lecteur est invité à relecture mais également à la réflexion.
Il y a par moment des petites perles et l’on se retrouve tout étonné de trouver de trouver, outre un texte ludique et drôle, justesse et émotion dans quelques lignes tracées ça et là :
Gonçalo M. Tavarès, qui, rappelons-le ici, est professeur d’épistémologie, manie la géométrie en véritable poète. Il invente un nouveau langage qui croise l’organisation scientifique avec la réflexion philosophique.
Le résultat est aussi divertissant que profond.
Traduit du portugais par Dominique Nédellec
Éditions Viviane Hamy
126 pages.
Antoine Mouton – Chômage monstre
Mais les mots ont des mains et en caressent d’autres sans qu’on s’en aperçoive.
Magnifique recueil de cinq poèmes qui disent la dépossession des corps des hommes par le monde du travail, Chômage monstre est un véritable monument.
Il transperce certes avec humour mais surtout avec une justesse et une puissance hallucinante le mal-être d’une société régulée par l’emploi, malaise auquel il donne corps dans une langue totalement libérée des contraintes.
Le premier texte est une note en forme d’excuse rédigée sur une addition, à l’attention du serveur. Celui qui a écrit cette note est sans emploi et ne paiera pas. Ou plutôt il payera d’un poème et non d’argent. Fidèle à cette phrase de Boris Vian : « Je n’ai pas besoin de gagner ma vie : je l’ai », l’homme en question règle avec humour la dette au cafetier. Mais au-delà de l’impayé il pointe surtout l’inhumanité de rapports désormais viciés par l’argent. Derrière le serveur se cache un humain, derrière le mauvais payeur flamboie un poète :
Or si vous m’aviez demandé
– comme je l’ai fait pour vous –
si je gagne bien ma vie,
je vous aurais dit tout de go
qu’à vrai dire je la gagne pas, ma vie.
Je la dépense et l’emprunte,
puis la perds invariablement.
Belle entrée en la matière : dynamisme et légèreté revigorante, propos sous-tendu qui pousse à y songer. Quel est ce lien qui n’existe plus entre l’homme qui travaille et celui qui ne travaille pas ou plus?
Peut-être nous est-il expliqué dans le poème qui suit : « Le problème de la division » ? Antoine Mouton y décortique la relation au travail et travaille les corps.
Manger le caillou/travail ou être mangé, avoir un caillou dans la bouche, avoir une bouche vide ou ne pas avoir de bouche et ne pas être entendu.
Digérer le caillou, devenir le caillou, être à son tour mangé par celui qui ramasse le caillou. Le travail fragmente, le travail sépare, le travail renvoie aux plus primaires des instincts. Manger, être mangé, digérer, diriger, diviser, avoir faim, avoir peur de la faim.
Dans les très nombreuses notes de bas de page qui accompagnent le poème, Antoine Mouton travaille la langue, joue avec les mots et leur donne un corps, un corps pour toutes les autres parties qui manquent et pour distiller une pointe d’humour dans cette angoisse métaphorique, dans le cannibalisme grotesque d’une société régie par la puissance normative du travail.
« Maintenant ». Battre en retraite et s’enfermer. Se méfier. « Maintenant » est une liste d’injonctions qui en disent long sur un état paranoïaque qui couve. Il y a le narrateur et il y a le reste du monde. On imagine quelqu’un qui vient de perdre son emploi : « Il ne faut pas laisser croire que quelque chose se passe ». Qui dit perte d’emploi dit contrôle, dit méfiance, dit surveillance, factuelle et fantasmée :
Ils ont l’œil. Il te reste l’image.
Comment fonctionne la communication ? Fonctionne-t-elle ? A-t-elle jamais fonctionné ? Qu’entendez-vous de ce que je dis ? Qu’en comprenez-vous ? « Dire/Entendre/Penser », quatrième poème sur la difficulté à manier un langage devenu creux. La difficulté à entendre, comprendre, se faire entendre et même s’entendre penser dans la nuée.
j’ai mis les mots à la banque je les fais fructifier j’ai négocié un bon taux d’intérêt ce que j’entends m’intéresse je ne réponds rien je garde pour moi pour le futur en cas de besoin j’ai placé mes pensées sur des valeurs sûres car moi je ne suis sûr de rien pas même de ma présence.
Angoisse fondamentale face à l’incommunicabilité. Antoine Mouton déploie les mots, joue des sons comme des sens et redonne vie au langage. Salutaire.
« Après quoi », sous-titré « Chômage monstre » clôture le recueil et laisse exploser toute la révolte qui palpitait sous les mots, dans les poèmes précédents comme dans les intermèdes.
remplir les sacs les porter les vider ramener les sacs tout recommencer
le ressac du travail
le bégaiement de l’ordinaire sous l’aboiement de l’ordre
Savoir que l’on est enchaîné pour mieux se libérer. Plonger tout entier dans l’absurdité, dans la difficulté d’une situation injuste, abconse dans laquelle le mot « travail » prend tout son sens étymologique.
Perdre son temps, détruire son corps, enchaîner les mots dans un souffle, se révolter, être perdu, arriver presque à bout de son souffle et puis lancer le cri libérateur.
parti pour voir la mer j’ai vu la rive, la mer veillait
un rêve finit
il reste l’être
reste à savoir où ce qui rêve en moi rêve désormais
Un dernier poème, exaltant, puissant, d’un livre qu’on referme le cœur et l’esprit grands ouverts. Un livre qui donne espoir, qui habite nos solitudes et pour lequel on est infiniment reconnaissant. Un livre qui fait tout simplement un bien fou.
Éditions La Contre Allée
80 pages.