Continuons notre inlassable voyage en terre « Le Guinesque ». Car bien au-delà du consensus posthume qui semble se mettre en place autour de l’autrice et de ses œuvres, que l’on découvre, moi le premier, plus largement maintenant, Il est intéressant de jeter un regard nouveau sur son cycle phare, et en particulier un des deux textes incontournables, à savoir « Les Dépossédés ».
Paru en 1974 aux Etats-Unis chez Harper & Raw, Les Dépossédés fut publié en France en 1975 avec une traduction d’ Henry-Luc Planchat chez Robert Laffont dans la prestigieuse collection « Ailleurs & Demain » dirigé par un certain Gérard Klein. Le livre reçu le Hugo, le Locust et le Nebula lors de son édition, et est considéré comme un monument depuis sa première édition, continuant à attraper de nouveau lecteur presque 50 ans plus tard dans son univers et ses dualités. Mais bien au-delà de la réputation qui a su nourrir bon nombre de fantasmes, de quoi parle l’œuvre ?
S’inscrivant dans le cycle de L’Ekumen, Les Dépossédés, dans la chronologie de l’univers de Le Guin, se situe au tout début. Nous découvrons une planète ( Urras) et sa lune (Anarres) . Les deux étant habités suite à une révolte sociale sur Urras, poussant une partie de la population à construire nouvelle société sur Anarres. Deux cent ans avant le début des Dépossédés, afin d’éviter le soulèvement du peuple d’Urras et une potentielle guerre civile, Le gouvernement céda Anarres et une garantie de non-ingérence aux révolutionnaires odoniens. Ces révolutionnaires suivant les principes d’une penseuse, Odo, s’apparentant à notre Anarcho-syndicalisme, implanté sur Anarres mirent en place une société anarchiste, qui coexiste depuis avec la société d’Urras. 200 ans plus tard, nous suivons un habitant d’Anarres, à savoir Shevek, un physicien, partant sur Urras pour développer une théorie temporelle générale afin de bénéficier des acquis et avancées scientifique et philosophique d’Urras. Shevek se confrontant ainsi à la société libérale et capitaliste d’Urras, et par ce biais questionnant sa vie et son parcours jusqu’à ce moment.
Le roman dépasse le cadre fictionnel pur pour devenir un exercice de pensées. Formidable roman de Science-fiction, réflexion sociologique et philosophique nous renvoyant à notre modèle de société et aux échecs passés de modèles ayant trop souvent été réprimé dans le sang, Ursula K. LE Guin, tout en bâtissant un univers dingue, arrive à transcender la forme du roman pour devenir un objet de réflexion à part entière. Dans une écriture élégante, fine et par le biais d’une narration ne manquant jamais de digressions érudites et pertinentes, l’autrice sert une histoire passionnante et qui sait pousser le lecteur loin dans ses pensées, nous questionnant inlassablement sur ce qui est constitutif de l’individu et du collectif. Le Guin n’idéalise jamais Anarres, bien au contraire, habilement elle distille ses limites tout en ayant en parallèle un regard à la fois critique et lucide sur la société d’Urras.
De cette mise en opposition en ressort une réflexion profonde qui fera forcément écho chez le lecteur, le poussant ainsi à explorer plus loin ses réflexions naissantes lors de la lecture. Un chef d’œuvre de la SF, terriblement actuel dans le propos qui n’a pas fini de faire parler de lui.
Dans la préface, David Meulemans souligne très justement l’importance de cette dualité :
« Ce double examen montre deux principes du taoïsme de Le Guin : l’équilibre des contraires et la vertu du non-agir. Ainsi, Le Guin, en lisant ces auteurs anarchistes avec sa culture propre si particulière, cet outillage mental nourri de taoïsme, trouve en eux les ressources qu’il lui manquait pour penser la guerre, la paix, le gouvernement de soi, l’importance d’échouer et la puissance que recèle toute faiblesse. Ainsi faisant, l’autrice produit une utopie ambiguë en cela qu’elle n’est pas une liste des vertus d’une utopie, pas plus qu’elle n’est l’affirmation de l’impossibilité de toute utopie, projet qui serait destiné, malgré ses bonnes intentions, à toujours détruire l’individu. Les Dépossédés est un roman, un retour à l’humain, l’exploration concrète et sensible de ce qui se passe dans une utopie. Et pas n’importe quelle utopie – une utopie anarchiste dont la romancière va examiner le coût psychologique et ce que l’on pourrait appeler la charge mentale. »
Ce qui peut d’un premier abord paraître abscons du moment où nous ne sommes pas sensibles à la politique, aux concepts de l’anarchisme, etc… Mais le second coup de génie dans ce roman, est la fiction ! Ainsi l’autrice n’oublie jamais qu’elle est romancière, et encore moins qu’elle a une histoire à développer qui doit proposer une narration et une histoire captivante. C’est pourquoi le parcours passé de Shevek, et son voyager sur Urras constituent un modèle quasi-parfait que l’on pourrait rapprocher de bien des manières au roman d’initiation. Nous découvrons tout du long le parcours qui la mené ici, comment il s’est fait, son histoire, ses rencontres, etc.. Tout en suivant ce long voyage qui n’est autre qu’une mise en application de son bagage scientifique, culturel et social. L’autrice, ainsi, laisse l’histoire respirer et vivre tout en appliquant son exercice de pensée, ce qui représente un numéro d’équilibriste mené avec billot et beaucoup de goût.
La nouvelle édition, en plus de la préface de David Meulemans, propose une postface d’Elisabeth Vonarburg passionnante, mêlant digression et réflexion sur ce que représente pour elle le roman, ce qu’il dit de la société et ce que l’on peut extrapoler autour de l’œuvre et du parcours de l’autrice en 2022. Une postface brillante, sincère et touchante qui permet de se rappeler qu’il est aussi question de voyage pour le lecteur, et qu’une fois le voyage achevé, on revient toujours chez soi, « Toujours revenir, riche de ce qu’on aura appris, de ce qui nous aura transformé, mais les mains vides : où que l’on revienne, ce ne sera jamais le même endroit, et l’on s’y remplira d’autres possibles.“
Définitivement, Le Guin était à part, et a su proposer des œuvres d’une richesse rare et précieuse qui mérite toute votre attention. Dépassant totalement le cadre de la littérature, Ursula K Le Guin, avec Les Dépossédés, a su proposer une œuvre totale que l’on peut lire et relire en abordant l’analyse du texte sous différents angles, et extrapoler le questionnement sur d’autres problématiques de notre société. Sans jamais être moraliste, Les Dépossédés sait conserver cet équilibre entre fiction et réflexion pour être cette œuvre que l’on considère culte et incontournable aujourd’hui. Un texte furieusement en avance sur son temps, un texte encore indispensable aujourd’hui, une œuvre majeure de la littérature.
Robert Laffont,
Ailleurs et Demain,
Trad. Henry-Luc Planchat,
Révision de la trad. Sébastien Guillot,
Préface de David Meulemans,
Postface par Elisabeth Vonarburg.
402 pages,
Ted.