Paru aux Éditions Écorces en 2013, voilà réédité à La manufacture de livres le triste et sombre Vagabond, dans l’excellente collection Territori dirigée par Cyril Herry.
Loin des terres rurales paumées de Grossir le ciel et de Plateau, Vagabond erre dans la ville, loin de lui-même et du monde qui l’entoure, chamane triste, musicien maudit. Contre quelques billets et un peu plus de verres, l’homme joue de sa vieille guitare et de sa voix, s’envoûtant lui-même pour tenter d’oublier, une femme, un amour et le reste.
Entre deux concerts, une errance qui ne tourne pas rond et comme souvent chez Franck Bouysse, tout va bien plus loin dans les racines qui façonnent et qui hantent.
« Il se tint longtemps au bar, tout au fond de la salle. Il était devenu l’homme qui regardait la femme sur la scène, avec la sensation d’être un mot déjà lu dans un livre de prières.
Personne ne le remarqua accroché au comptoir. Morceau de lichen sur une écorce. Symbiose diluée dans une voix qui avait fait des ravages partout et partout. Elle, éternelle, de sa voix et de son corps, parce qu’il releva les yeux. Ce qu’il savait promettre au diable. Il se mit à vomir sa présence à elle à l’intérieur de son propre corps. Elle, qui chantait et dansait sur une tombe. Jamais ne s’arrêterait. »
Il est question d’un amour mort au deuil trop longtemps ruminé. On devine sans peine toutes les choses qu’un homme perdu peut faire par amour ou plutôt à cause de son absence, ce qui souvent revient au même.
Pas de suspense, on sait tout de suite que tout cela va mal finir. Chez Bouysse, la matière noire des récits n’est pas faite que de péripéties et de rebondissements et c’est manifeste ici. Le cœur de l’écriture ? Peut-être tout ce dont nous sommes faits, tout au fond, dans les lieux de ce qui ne se dit pas. La vivisection des âmes, sans complaisance ; l’archéologie des origines, à vous remuer l’arbre généalogique.
J’ai pensé à Pascal Garnier, le désespoir tout en nuances, un auteur immense qui savait dire le pire avec simplicité et honnêteté. La poésie au bord des lèvres, qui pique les yeux, pince les tripes. Franck Bouysse est de cette trempe. Il y a des romans qui donnent à voir l’étrange beauté des malheurs et des recoins les plus sombres des hommes, en voilà un beau spécimen.
Et au détour d’une réflexion, l’auteur qui semble jaillir en son personnage, et pourrait dire le roman noir :
« L’homme pensa que pouvoir imaginer différents scénarios de vie, c’était un peu comme jouer à être Dieu, et il se demanda si c’était ça, la vie, être en quête de souffrance au travers des autres, pour souffrir moins soi-même, ce qui produit des nœuds dans la corde qu’est l’existence. Puisque tous les actes guidaient vers la souffrance, même les moments de bonheur, comme des soupirs de plaisir dans une respiration continue, des arcs-en-ciel décomposant la lumière à la perfection et disparaissant dans le vide. »
Un livre court mais bouleversant à découvrir dès maintenant chez votre libraire.
Franck Bouysse,
La manufacture de livres,
Collection Territori,
85 pages,
Héloïse.