L’écriture se fait, entre le Liban et la France, en exil, entre deux langues…
Paru en 2008, Les obscurcis de Vénus Khoury-Ghata est une poésie de bascule écrite au bord d’un gouffre, là où les mots entre deux mondes se touchent, reliés par le temps, le temps du texte, le temps de l’écoute. Contre qui s’ériger ? Contre quoi ? Le ciel y est inscrit de luttes sans plaintes ni pathos et pourtant tout est dit, une façon d’écrire droit sur la sinuosité des pensées. Marquer, inscrire, transcrire. Il faut voir avec elle comme elle occulterait le monde, ce qui s’offre au regard, comment l’écriture est vie, survie.
« Les mots, dit-elle étaient des loups
Ils s’alignaient sur les cimes pour raconter à la lune la difficulté du
Vent à escalader la pente
La suffisance des troupeaux
Et le mouvement chaotique des nuages transhumantsIls déposaient leur colère à ses pieds quand elle tournait le livre
noir de la nuit s’endormaient dans les élucubrations des pages
qui parlaient d’un pays doré à la feuille où le sommeil tombe
Dans les puits avec sa charge d’étoiles enturbannées
Les loups ne connaissaient pas l’Orient »
Construits comme des blocs de vers libres qui par ricochets se répondent, la partie majeure du texte est dédiée à Claude Esteban, l’ami, décédé deux ans plus tôt, en 2006. D’autres noms sont égrenés. Par ces voix, ces appels, il s’agit d’être ensemble, de faire émerger une constitution relationnelle qui maintient coûte que coûte un sens faisant défaut.
“Le langage en ce temps-là faisait feu de tout bruit
il arpentait les pâturages à la recherche de pousses sonores qu’il broutait de droite à gauche par ordre d’intonations
jamais plus d’un pâturage avant la grande transhumance sur les sommets de l’alphabet où parler se faisait rareL’odeur sucrée du chèvrefeuille attirait les lettres juvéniles et les abeilles
[…] Les mots qui poussent en bordure des lèvres retiennent bien des frayeurs
les enfants les font sécher entre les pages
tête-bêche comme roses foulées par les colombesLe sang qui bat à leur tempe désolé les mères qui essorent les murs après les pluies ».
De prime abord, la parole de Vénus Khoury-Ghata est donnée comme si elle était jetée de l’autre bord d’un précipice à qui pourrait s’en saisir, à qui voudrait lier dans la mémoire les indicibles fortunes. C’est une voix, sublime, tremblante et forte qui va là où l’on ne va pas sans recourir au poème : traverses de fortune dans les lueurs nocturnes, échanges et passages mystérieux, circulants d’humain à animal, végétal, minéral. Ce sont des récits déchiquetés, des fragments du monde, des bribes que le souffle porte, balayant tout, de l’infiniment petit à l’infiniment grand. C’est le cri de la mort aux frontières de la vie, l’auscultation de ceux qu’on ne voit plus ou de ce qui demeure sous leurs disparitions. C’est un art de la relation, l’énonciation d’une structuration du monde.
«[…] Les obscurcis dit-on reviennent sur l’envers des chemins déplacent des objets familiers tirent des tables empilent des chaises secouent le contenu des miroirs puis traversent dans un cri les maisons qu’ils habitèrent et celles qui les habitent Peut-être que la lune est soleil nocturne répètent-ils nuit après nuit que l’ombre de l’érable est femme aux bras interminables peut-être sommes-nous arbres récalcitrants forêt crayeuse et ceux qui détiennent le jour sont des obscurcis […]
En 2009, Vénus Khoury -Ghata a reçu pour Les obscurcis le Grand prix de Poésie de l’Académie française.
Vénus Khoury-Ghata,
Les obscurcis,
Le Mercure de France
200 pages,
2008.
Emilie