Le manifeste secret du parti MOI d’abord
Un fiasco politique signé Roger Price
Roger Price, le fondateur de Moi d’abord, est né à Charleston, en Virginie-Occidentale. Après cette toute première et remarquable initiative (naître), a traînassé un certain nombre d’années en se consacrant à bâtir les fondations des névroses et des complexes si indispensables au mâle adulte normal en cette ère de confusion.
Roger Price (1913 – 1990) est surtout célèbre pour son humour critique et intelligent, plume de la star Bob Hope, créateur des Droodles et des Mad Lips pour le magazine Mad, humoriste de cœur de l’écrivain Georges Perec, inventeur de la théorie de l’Évitisme dans Le Cerveau à sornettes (voir l’excellente chronique de Ted sur ce livre) et de son application en politique par le mouvement MOI d’abord !
Dans ce court manifeste de 151 pages richement illustrées par le fondateur lui-même, vous trouverez toute la politique d’un parti fictif qui entend permettre à chacun de jouir pleinement d’un système corrompu. Sa devise E pluribus me, son objectif : s’en mettre ouvertement plein les poches. Pour asseoir l’autorité de son mouvement, l’auteur rappelle les fondements de la politique née dans les cavernes les plus sombres de l’histoire de l’humanité. Sous le joug d’un chef tyrannique, Jarge l’Élan, Marvin Ouk entend prendre le pouvoir afin d’instaurer une honnête redistribution des femmes de la tribu. Afin de pouvoir “lui piquer” ses femmes, il emploie Blab le Lourdaud, un homme des cavernes à la forte personnalité, entendez quelqu’un qui parle plus fort que les autres.
Après ce petit rappel historique, le lecteur du manifeste fait alors connaissance avec le programme et le porte-drapeau, Herman Clabbercutt “un va-nu-pieds lambda qui s’est hissé dans le monde en s’agrippant aux languettes des chaussures d’autrui.” Contre les fausses promesses des Républicains et des Démocrates, le Parti MOI d’abord promet une totale franchise envers ses électeurs, et pour lui prouver sa bonne foi, achète, non pas achète, mais met les votes en vente sous la forme d’actions. Il n’y a pas de raison que les profits de la corruption (puisqu’elle est une pratique courante pourquoi ne pas la légaliser ?) ne retombe pas sur le peuple, enfin le peuple, pas les pauvres, ces fraudeurs qu’il faut faire cracher.
Au cours de ses premières années, le politicien est conditionné à penser constamment en termes de loyauté indéfectible envers lui-même et son espèce, indépendamment de toute “affiliation à un parti” à laquelle il pourrait souscrire ultérieurement. Quand il atteint la maturité, il doit rejoindre un comité où on lui apprendra à “couper dans les crédits”, à “émettre des communiqués de presse”, à “maudire les communistes” et à “défendre des prérogatives”. Le sens exact de ces rituels n’est pas connu, mais on pense qu’ils ont une signification religieuse. Le vrai politicien est soutenu par la croyance qu’il ne mourra jamais. Il croit que, lorsqu’il atteindra un âge extrêmement avancé, il sera emporté par une vague d’acclamations jusqu’au Sénat, où il passera l’éternité à parler, parler, parler, parler…
Votez MOI d’abord ! se transforme alors en une parodie acérée du libéralisme américain dans tout ce qu’il peut avoir de plus immoral. Le Self Made Man est avant tout un débrouillard, plutôt stupide, qui use du jeu politique, soudoie et corrompt afin d’obtenir ce qu’il veut et pour lui. Mais le plus étonnant peut-être dans ce texte est l’écho qu’il peut avoir en 2017, et notamment en janvier, avec l’investiture du Président des Etats-Unis Donald Trump. Conservatisme, moquerie des intellectuels qui n’ont fait que rendre le monde plus confus, invectives entre candidats d’un niveau primaire, références aux Etats du Sud et au racisme, mise en lumière des petites gens qui travaillent et ne gagnent presque rien, des pauvres fraudeurs, de ceux qui par leurs magouilles gagnent beaucoup plus, seuls quelques petits détails peuvent nous faire penser que ce livre a été écrit à la fin des années cinquante.
Ce texte critique fait de nombreux aller-retours entre la parodie d’un Parti ultra-libéral et la critique ouverte et assumée des instances politiques. Un livre intelligent mais surtout hilarant, et ça, ça fait du bien en ce début d’année.
Sonia
Votez “MOI d’abord” ! Roger Price, trad. Frédéric Brument, Wombat, coll. Les insensés n°31, janvier 2017, 153 pages