Imaginez que vous menez une vie des plus confortable. Que vous êtes une star de cinéma connue et reconnue, que vous vivez dans une villa avec plus de pièces qu’il n’est nécéssaire, que vous avez une femme, une fille et des amis, de l’argent et du temps et que tout d’un coup, un léger décalage se produit, qui vient peu à peu grignoter votre quotidien si bien huilé jusqu’à ce que vous doutiez même de votre santé mentale et du monde dans lequel vous évoluez. D’un seul coup, d’un craquement à l’arrière de votre nuque, tout bascule.
C’est le destin que William Kotzwinkle, auteur de L’Ours est un écrivain comme les autres, a mijoté pour le héros de son dernier roman Mister Caspian et Herr Felix, qui voit son existence prendre une tournure des plus étrange, d’une manière invisible mais pourtant bien réelle.
« Caspian était un amateur éclairé en matière de zoologie et de botanique, mais tout son savoir sur la vie dans les collines était dû au hasard, car il n’y allait pas pour définir et classer mais pour trouver l’indéfinissable, cette sensation indicible et mouvante que générait en lui la terre elle-même. »
David Caspian, acteur approchant la cinquantaine doit bien se rendre à l’évidence; plus le temps passe et moins les rôles qui lui sont proposés sont attrayants et le fait d’accepter de jouer dans un film d’auteur pourrait franchement nuire à sa carrière. Poussé par son manager et par l’appât du gain il consent à jouer dans le Vagabond de Pluton, Blockbuster de science-fiction aussi creux que superficiel niveau scénario dont le tournage se situe en pleine Vallée de la Mort, sous un soleil de plomb.
Mais voilà que David note un trouble assez particulier: il a des visions de plus en plus fréquemment, dans lesquelles il incarne Felix, homme aux multiples casquettes qui vit sous l’étendard sanglant du IIIème Reich. Il voit à travers ses yeux, parle allemand de manière totalement fluide, est maitre d’un corps qui ne lui appartient pas mais dans lequel il vit pourtant, tout au fond de la conscience de Felix. Si l’acteur hollywoodien est pleinement lucide de ces sauts de personnalités à travers le temps, il ne semble pas que l’allemand en soit vraiment conscient et subit ça plus comme un rêve éveillé.
Les transmutations s’apparentent peu à peu à un vol d’identité du point de vu de Caspian, qui se sent telle une coquille vide, un corps porteur, vaisseau d’un parasite. Lorsqu’il voit à travers les yeux de Felix, son jeu d’acteur est transcendé mais il côtoie une époque extrêmement sombre, l’une des plus sombres de l’Humanité. A contrario, Felix perçoit cela comme une échappée belle, un voyage dans un pays lointain et paradisiaque loin des dangers du marché noir, de la tourmente de la Gestapo et de l’enfer des bombes.
« – Pivotant sur ses talons, il quitta l’enceinte de l’hôpital. Le caporal Sagen l’attendait, assis derrière le volant, le dos raide et le visage blafard. Felix comprit qu’il venait de voir les volontaires juifs ramper hors de leurs chenils. « Allez, on y va. »
Ils roulèrent pendant des heures, s’enfonçant dans la nuit, la simple évocation du colonel Mueller ouvrant toutes les barrières devant eux. Felix avait les yeux rivés sur la route plongée dans le noir; son caractère monotone, hypnotique, le submergea – et son esprit dériva vers des formes oniriques, dont la simple contemplation inondait tout son être d’un bonheur impossible, car ces silhouettes étaient loin de l’Allemagne déchirée, loin dans le temps et l’espace. Elles provenaient de son paradis tropical, berceau de toute sa félicité. »
William Kotzwinkle provoque un choc entre deux époques et deux cultures diamétralement opposées sous fond de dédoublement astrale. Son personnage principal est plein de doute et cache au fond de lui-même une peur panique du néant, phobie secrète qu’il refoule de crainte que ce qu’il a découvert étant enfant ne lui explose au visage: car Caspian est persuadé de la fausseté du monde, de la teneur trop fragile de l’univers dans lequel il évolue, similaire aux décors de carton pâte des films hollywoodiens. En effet, derrière un homme à qui semble tout réussir se cache un passé assez complexe d’enfance pauvre, de souvenirs qu’il souhaite oublier ainsi que de l’étrange attrait de son père pour les objets nazis de la Seconde Guerre Mondiale, qui impressionnent et effraient le petit David. Mais sa lente perte de popularité laisse de nouveau place à une fragilité qui provoque cette scission minime mais fatalement sans retour, ses repères glissent imperceptiblement sans qu’il puisse s’y raccrocher et laissent la place à Felix, qui lui ne demande rien d’autre que de quitter son quotidien plongé dans le chaos.
« – En fait, reprit Caspian, j’en ai gardé la certitude absolue que je n’avais pas d’existence propre. Je ne pouvais en parler à personne, c’était trop choquant d’avouer un truc pareil. Si bien que j’ai vécu dans le perpétuel cauchemar du néant. Je me forçais à veiller au plus tard possible tous les soirs, à trembler agrippé aux draps, en essayant de garder mon calme. Ca a duré des années.
– Et puis?
– Je savais que le monde était un lieu imaginaire. Je savais que tout ça finirait de manière tragique, à un moment ou à un autre, que tout tomberait en ruine, alors j’ai refusé de m’investir dans quoi que ce soit. J’étais comme ces gosses dans le film de Cocteau, qui vivent sans aucune règle dans un monde sortit de leur imagination, au milieu d’une chambre remplie d’objets sacrés et irréels. »
La crainte de perdre le contrôle, le rejet des phobies engendrées par une société oppressante, la recherche perpétuelle du bonheur, la frustration… Autant de thématiques contemporaines que William Kotzwinkle mixe avec brio dans ce roman qui se dévore d’une traite. Sa prose est à la fois poétique, cynique et fluide, ses personnages charismatiques et attachants. En quelques phrases il parvient à nous brosser une personnalité entière, de par quelques détails de statures, de port, quelques tournures de langage.
Armé d’un humour loufoque et noir, Mister Caspian et Herr Felix est un roman qui joue avec habilité sur plusieurs plans parfois contradictoires: la spiritualité et le cartésianisme, l’acceptation et le déni, l’âme et le corps… On passe de la légèreté à l’oppression en un battement de cils, et William Kotzwinkle nous place sur la même corde raide que son protagoniste subissant ce vol d’identité, ce viol de sa personnalité et de sa vie. Propulsant David Caspian hors de sa zone de confort d’une manière originale et mystérieuse, il joue avec différents codes littéraires. La façon dont il aborde ce sujet pesant est toute particulière; avec légèreté et intelligence, à la manière d’un conte moderne.
Jouant avec la temporalité et les consciences, l’auteur nous plonge dans une dualité brute et tranchante, mettant son personnage, et par la suite le lecteur, dans une situation très inconfortable. Les dimensions, l’espace temps, les repères physiques et psychiques se tordent et se confrontent, la lutte est ouverte: qui de Caspian et de Felix va prendre le dessus?
Propulsant David Caspian hors de sa zone de confort d’une manière originale et mystérieuse, il joue avec différents codes littéraires. La façon dont il aborde ce sujet pesant est toute particulière; avec légèreté et intelligence, à la manière d’un conte moderne.
Mister Caspian et Herr Felix est le tout premier roman que je lis de William Kotzwinkle, mais une chose est sûre, ça ne sera surement pas le dernier!
« Le fin nuage de fumée de pipe enveloppait Caspian. « Les Amérindiens disent que la Mort est désorientée par la fumée. Elle le confond avec l’âme humaine.
-Charmant, dit Gaillard, en exhalant un gros nuage de fumée au-dessus de leurs têtes. En voici un peu pour nous deux. »
Editions Cambourakis
314 pages
Caroline