La technologie est devenue le vecteur de transformation de toutes les sphères de notre intimité en composantes marchandisables. Ce constat formulé par Yannick Rumpala dans cet essai absolument passionnant lui permet de réactiver une interrogation fondamentale : celle de notre propre nature d’être humain.
Le cyberpunk, c’est “la rencontre des corps et des techniques, sous les formes les plus diverses : électrodes, puces crâniennes, branchements corporels, prothèses cybernétisées”. La définition proposée par Yannick Rumpala fait étrangement écho à la Palme d’or 2021 qui a chamboulé la croisette : Titane, le second long-métrage de la fascinante Julia Ducournau, entre body horror, gore et, justement, cyberpunk. La preuve concrète de la résonance toute contemporaine de ce genre de la science-fiction, qui fait se côtoyer homme-machine et intelligence artificielle. Ce constat de l’omniprésence technologique n’est pas nouveau, puisque déjà évoqué en ouverture de Neuromancien de William Gibson, sorti à l’origine en 1984 et réédité en 2020 chez Au diable vauvert.
“(…) le cyberpunk s’est installé dans une esthétique et une poétique relativement originale, ou au moins qui lui sont propres. Pensons par exemple à la première phrase de Neuromancien, qui donne presque à elle seule l’atmosphère typique du courant cyberpunk, mêlant foisonnement technologique et impression de déliquescence sociale : “Le ciel au-dessus du port était couleur télé calée sur un émetteur hors service”. D’emblée, cet incipit signale un type de rapport à la “nature”, qui est en l’occurence appréhendée à travers une métaphore technologique, comme si la technologie était devenue ou allait être la grille de lecture du monde. Y compris dans ses dysfonctionnements…”
Dans cet ouvrage d’une érudition incroyable, le maître de conférence en sciences politiques va donc s’employer à montrer à quel point “le cyberpunk marque un changement dans l’imaginaire machinique et informatique”. Si le mouvement se constitue rapidement en une forme de critique de notre rapport à la machine, il redessine également la notion de genres via leur combinaison et leur implosion, pour un impact généralisé, à la fois fois sur les corps et sur les systèmes politiques.
Car avec le cyberpunk, nous ne sommes plus dans l’espace : l’invitation à un retour sur terre se fait grâce à la mise en branle d’enjeux totalement ancrés dans notre quotidien, en dépit de l’esthétique surréaliste qui n’interviendrait dès lors plus que dans une visée métaphorique. A ce sujet, Yannick Rumpala cite également l’auteur cyberpunk Bruce Sterlig, qui parlait pour sa part d’un “futur reconnaissable et scrupuleusement extrapolé de notre société moderne”.
Ainsi, la technologie s’inscrit progressivement en nous, pour y induire comportements et compétences supplémentaires, dans la logique souvent revendiquée d’une survie plus aisée en milieu hostile. Avec, à la clé, un produit plutôt posthumain que transhumaniste.
“Le cyberpunk ne donne pas seulement à voir des humains immergés dans une technicisation accrue de leurs environnements ; il problématise aussi les évolutions technologiques en questionnant les manières dont certaines sont susceptibles d’affecter les corps et les esprits. Par une variété d’expressions fictionnelles, cet imaginaire est une forme de continuation de l’exploration de la vieille dichotomie cartésienne. Il retravaille l’interrogation archi-classique sur ce que cela signifie d’être humain (physiquement et spirituellement), mais à travers la transfiguration des transformations, modifications, ajouts, etc. que rendrait possible la technoscience (ainsi exposée sous des formes souvent impures, d’ailleurs).“
Yannick Rumpala utilise un adjectif tout aussi surprenant que juste, qu’il emprunte au sociologue Zygmunt Bauman, pour évoquer ces technologies, alors qu’il parle de modernité “liquide”. Car c’est bien là la grande interrogation qui parcourt cet admirable essai : augmenté ou non, quelle est la nature de l’être humain ? Comment flotte-t-on dans ce nouveau monde sans prise (hormis celle qui nous permet de nous recharger) et où tout est sans cesse fluctuant ? A quoi se raccrocher quand plus rien n’est stable et quand la raison fait place à l’errance technologique ?
Ce qu’on entend entre les lignes, c’est finalement l’écho de notre anxiété moderne et de notre insécurité existentielle dans un monde censé nous soutenir et nous rendre plus forts. Et là où la liquidité est reine, Yannick Rumpala nous permet de prendre du recul non seulement sur un mouvement, mais surtout et avant tout sur l’immersion de nos corps dans cet océan de progrès. Alors non, le cyberpunk n’est pas mort : il n’a même jamais été aussi vivant.
Editions Le Bélial’
256 pages
Faustine