À l’heure où l’explosion des avancées technologiques émerveille et permet à l’humanité de repousser ses limites, la dépendance de cette dernière face à un quotidien augmenté soulève également de nombreuses inquiétudes. Les circuits imprimés deviennent de plus en plus minuscules et proches de nous, se glissant dans la poche, parant nos poignets ou s’intégrant à une paire de lunettes. En parallèle, l’accès à ces avancées ne concerne qu’une partie des populations et met en exergue des inégalités grandissantes, auxquelles s’ajoute notre impact sur notre planète.
À quoi ressemblerait notre futur dans une centaine d’années, lorsque l’on constate les bonds scientifiques qui ont marqué les décennies précédentes, pour le pire comme pour le meilleur ? Ce que nous sommes nous propose un aperçu de ce qui pourrait nous attendre en 2113…
Zep y imagine une société rythmée par le transhumanisme, où il est possible d’acquérir des connaissances pointues en quelques secondes seulement grâce à un système d’implants directement poser dans le cerveau. Constant est l’un de ces humains augmentés, il sait parler couramment 12 langues et s’est vu offrir l’intégrale encyclopédique pour ses 8 ans, téléchargée en une poignée de secondes au creux de sa mémoire. Il profite également des expériences sensorielles incroyables permises par cette technologie nommée DataBrain, qui ne cesse d’évoluer depuis trente ans.
Ainsi, il peut nager aux côtés de baleines bleues, mourir entre les mâchoires puissantes d’un requin ou encore vivre des aventures chimériques et fantasmées sous les traits d’une créature anthropomorphique. Tout cela n’est que le fruit de stimuli électriques envoyés à son cerveau, de vécus virtuels prenant le pas sur la réalité. Les sensations sont plus vraies que nature et les acquis culturels ne nécessitent que quelques mises à jour de temps en temps.
Mais cette stabilité s’avère être bien fragile, et vole en éclats le soir où un violent bug assaille le cortex numérique de Constant. En quelques heures, le voilà de l’autre côté de la ville protégée où il a toujours été au milieu des privilégié·es, totalement amnésique.
Il ne se rappelle plus qui il est, comment il s’appelle. Il ne peut plus lire ni écrire, son savoir n’étant qu’artificiel et dépendant à sa connexion aux ordinateurs du DataBrain : un simple hacking l’a dépossédé du moindre de ses souvenirs.
Il découvre alors une vie en dehors des murs de sa tour d’ivoire, plongé dans une réalité dont il ne connaît rien. Les cités comme celles d’où il vient, et les énormes serveurs où sont stockées les mémoires des augmenté·es pompent toutes les ressources énergétiques, obligeant le reste de la population à vivre sans électricité. C’est Hazel qui récupère le jeune amnésique et se charge de lui inculquer les premiers gestes du quotidien en forêt, d’éduquer ses sens qui ont longtemps été atrophiés par son cerveau pucé. Commence ainsi un voyage initiatique pour Constant, où il prend conscience des inégalités dressant des fossés et de l’existence sans véritable profondeur dans laquelle il surnageait jusqu’à présent. Il va découvrir aussi bien l’authenticité des expériences sensorielles les plus primaires, mais surtout se rencontrer lui-même, trouver sa personnalité mise en lumière pour la première fois.
Dans la lignée de The End et Paris 2119, cette bande dessinée interroge notre présent et nos modes de vie par le prisme d’une réalité future aux teintes dystopiques. Zep explore cette fois avec finesse les privilèges banalisés de nos jours, notamment l’accès à la culture ou au confort. Ici, il joue avec des concepts opposés, mis en exergue au travers des nanti·es sous cloche dont fait partie Constant et de celles et ceux vivant en périphérie. Les connaissances et les sensations virtuelles sont tout d’abord dépeintes comme un moyen inépuisable d’ouverture au monde (qu’il soit réel ou chimérique) permettant de goûter à son incroyable diversité sans bouger un cil.
Mais on se rend rapidement compte de la fragilité dans laquelle elles plongent leurs hôtes, puisqu’elles ne font qu’effleurer leurs mémoires sans jamais s’y ancrer vraiment, les faisant totalement démuni·es en cas de court-circuit. L’humanité a construit sa propre cage dorée, emprisonnée par des prouesses technologiques révolutionnaires qui l’enfouit dans une situation d’assistanat dangereuse (qui fait étrangement écho à notre société actuelle…). En étant hyperconnecté·es, les augmenté·es n’existent plus réellement, deviennent des personnalités presque factices, des fantômes.
Hazel incarne l’espoir d’un futur plus proche de la nature, à l’écoute de ses besoins. Elle, tout comme les autres individus exclus des villes protégées, a conscience du coût énergétique, sait en faire usage avec parcimonie et intelligence.
Bien qu’au début de Ce que nous sommes le progrès ne réunit pas mais scinde de plus belle la société en castes, emprisonne plus qu’il ne libère et fragilise celles et ceux qui en dépendent, il n’est pas diabolisé pour autant. En effet, c’est à chacun·e d’en recourir avec sagesse et éthique.
Zep continue de nous toucher et de nous inciter à interroger nos habitudes et notre rapport avec notre environnement, avec ce style réaliste dans lequel il excelle. Il soulève des problématiques bien concrètes, mais ne se veut jamais moralisateur ou culpabilisant. On trouve même une jolie lueur d’espoir au cours de ce récit. En sondant un futur à la fois hypothétique et envisageable, il fait écho à notre présent où les capacités cérébrales humaines poussent aussi bien à l’atrophie de notre société qu’à son renouveau.
Rue de Sèvres
88 pages
Caroline