« Ce matin de décembre, elles nagent toutes les trois. La neige tombe copieusement dehors, des bouts de gaze, arrachés à un voile intérieur, déployé du côté invisible de l’atmosphère, les flocons s’envolent sans toucher la terre, tellement leur poids est éphémère et leur consistance altérable. Fil par fil, on tire sur le pansement de l’hiver. »
Dans une capitale de l’est de l’Europe, à la naissance de l’hiver, trois femmes se croisent tous les jours à la piscine. En sept chapitres, du lundi au dimanche, nous entrons doucement dans leurs vies et leur intimité, suivons leurs déplacements dans la ville, de l’appartement à l’université ou au travail, dans le parc ou au cinéma, assistons aux rendez-vous avec leurs proches, aux détails qui rythment leurs quotidiens. Au centre de l’intrigue, l’eau les enveloppe et les relie — la chaleur humide de la piscine, la mer Noire lointaine, la rivière souterraine, cachée, invisible, qui traverse la ville, leurs corps qui se croisent sans se saluer, alors que chacune s’approche sans s’en douter d’un bouleversement de sa vie, d’un événement qui va courber sa trajectoire vers celles des deux autres.
« Les lieux subissent les rafales du temps, comme les gens, Sia allume une cigarette ; nous ne sommes en effet que des lieux. Chacun est une ville mobile, contenant des boulevards et des contre-allées, des immeubles et des perspectives, des impasses et des patios, du visible et du secret. Le tout, simultanément, dans une sorte de contemporanéité continue. Les êtres humains sont les seuls lieux dotés de la faculté de disparaître complètement. »
À elles trois, Théa, Dora et Sia incarnent plusieurs possibilités d’existence : une jeune femme encore étudiante, une mère de famille débordée qui travaille au ministère de la Culture, une éditrice divorcée à la retraite, toutes d’âges et de caractères qui diffèrent. Il y a une certaine tendresse dans l’évocation de ces trois étapes possibles de la vie d’une femme, pour ces trois corps qui diffèrent, pour leurs préoccupations liées à l’âge — les études, les copains, la grand-mère malade, la contestation ironique d’un pouvoir autoritaire et répressif ; l’ennui au travail, les enfants, les fêtes de fin d’année, le besoin compulsif d’organiser, de classer ; le bonheur parfois mélancolique de la solitude, la liberté qu’elle offre à une femme âgée, la lecture.
« En amont du matin, la cavité des ombres se remplit.
C’est le passage à l’acte de la matière, la poudreuse a recouvert les rues désertes et les premiers pas aveugles crispent, prudemment, dans le bleu clair, l’évadé de la nuit. Théa va dans la cuisine, se prépare un café. La boîte en métal exhibe un parfum chaud en direction de la lumière jaune, jetée par un plafonnier désuet. Les restes de la nuit cèdent
les chants des sirènes
s’assourdissent dans un lointain incertain et ensommeillé. »
Dès son prologue qui esquisse la légende aquatique d’une double métamorphose d’un oiseau en poisson puis en femme, Vertige de l’eau s’annonce comme une novella à la poésie belle et singulière. L’écriture sensible de Zinaïda Polimenova, toute en impressions et sensations, ménage dans la phrase des silences, des coupes graphiques, des blancs, celui de la neige qui tombe dehors, celui des creux, des non-dits, des absences. Elle parvient à fondre la description du quotidien, minutieuse dans les détails des gestes, des emplois du temps, des appartements, avec une poésie des instants, des odeurs, des lumières, des couleurs qui par leur grande variété et précision ajoutent quelque chose de chatoyant, de lumineux, à l’hiver qui s’annonce. Les associations d’images et les métaphores surprennent, étonnent, offrent un regard étrange et poétique sur le quotidien et y convient un merveilleux qu’accentuent les illustrations douces, colorées, fluides, organiques, d’Armelle Sainte Marie. Ces aquarelles parsemées de légers traits de crayon de couleur ou de stylo bille, comme des plumes, des poils, des courants, enveloppent l’œil, côtoient le texte nourri par leurs couleurs autant que par leurs blancs et leurs silences qui font écho aux siens.
Avec sa puissance poétique aussi délicate que troublante, Vertige de l’eau est un livre qui s’imprime en profondeur dans l’esprit et qui appelle, sitôt refermé, la relecture.
Les éditions du Chemin de fer
2020
102 pages
Lou