La “Grande Eau” s’étend à l’extérieur, alimente l’imagination indomptable des enfants derrière les fenêtres et le haut mur noir qui entoure l’orphelinat. Elle prend vie derrière les paupières fermées, se répand dans les veines, nourrit le cœur, illumine le regard, rend vivant. C’est un symbole d’espoir, un appel vers la liberté, un mirage auquel Lem et Isaac se raccrochent pour supporter l’enfermement et la maltraitance.
“C’était un mont inconnu que le Senterlev. On disait : le mont où naît le soleil, incroyable, où naît le soleil. Quelqu’un d’autre connaît-il un tel endroit où naît le soleil ? (…) Quoi qu’il en soit (…) le chemin qui menait au mont Senterlev était terriblement dur, comme un enfer. Nous étions prêts à l’emprunter – que je sois maudits, encore maintenant j’ignore où nous avons trouvé le courage, la force et la volonté pour entreprendre un tel voyage. Pour le moment je n’en dirai pas plus, mais notre ardeur pour une belle vie et pour la liberté était mille fois, un million de fois, infiniment plus grande, plus forte. Que je sois maudit si ce n’était pas cela qui nous poussait en avant, oubliant la peur des châtiments terribles. Oh, rêves doux et éternels. Que je sois maudit si ce n’était l’appel de la Grande Eau.”
Sous la plume saisissante et poétique de Živko Čingo, est né un récit d’une grande puissance. Celui de Lem, orphelin, qui nous raconte l’après-guerre où nombreux sont ceux qui se sont retrouvés sans père ni mère. Les “bien nés” comme les “mal nés” atterrissent à l’orphelinat avec pour seul bagage, leurs origines et leur “dossier”. Critères déterminant pour leur destinée comme pour leur survie entre ces murs sombres.
Lem parle avec l’avidité d’une âme affamée de liberté. Une âme en proie à une profonde détresse mêlée d’un espoir insensé. Il raconte “l’ordre de l’orphelinat”, sa rencontre avec Isaac, la naissance de la “Grande Eau”.
L’orphelinat. Cet ancien asile où injustice, famine, violences corporelles et verbales règnent. Cet enfer soumis à la domination castratrice du “petit père” Ariton Iakovleski, le directeur, et de la camarade Olivera Srezoska, son adjointe. Ils appliquent un ordre dictatorial et reproduisent, en vase clos et non sans ardeur, le régime du pays sous influence soviétique.
Mais rien ne semble pouvoir détruire la force imaginative qui habite Isaac et se propage progressivement dans les rangs de l’orphelinat.
Isaac, fils de Keïten, armé de son rire incandescent et d’une imagination inébranlable, transmet à Lem une soif de liberté intemporelle. Il lui apprend à voir et à voyager au-delà des murs, à rêver d’un ailleurs, à se défendre contre des règles aussi brutales qu’aveugles, à se laisser envoûter par la “Grande Eau”.
La “Grande Eau”… Elle est addictive. Invisible mais solidement ancrée en eux. Elle s’élève intangible face aux châtiments infondés qui s’abattent sur Lem et Isaac. Ils se raccrochent à elle et aux rêves qui peuplent leur esprit. Plus rien ne peut les atteindre. La “Grande Eau” est plus forte que les remparts qu’ils ont pour horizon, que la délation et la sournoiserie, que la faim et la douleur. Comme si les brimades et les coups se noyaient dans la “Grande Eau”, sans les atteindre. Ou presque.
“Que je sois maudit, je chantais, je pleurais, je rampais, je volais, je tombais, je mourais, j’avalais de l’eau, je m’enfonçais, je me perdais, j’étais au ciel, avec les étoiles, dans les jardins merveilleux du paradis, je tombais dans les ravins les plus profonds, dans l’enfer le plus sombre.”
La voix de Lem s’élève au-delà des murs de l’orphelinat, déchire l’air, là où les braises d’un espoir naissant se mêlent à la froideur d’une éducation autoritaire. Ces mots laissent transparaître à la fois l’impuissance, le fatalisme de jours sans lendemain et le désir vivace d’une vie meilleure.
La prose limpide et torturée de Živko Čingo nous traverse ainsi de part en part pour atteindre ce qu’il y a de plus profond en nous. Le texte est unique en son genre et agrémenté d’illustrations de Giovanna Ranaldi . Petit mais dense, ce livre nous emporte dans des eaux noires et profondes illuminés par les scintillements de la “Grande Eau”.
Difficile de faire ressortir toute l’ampleur de cette œuvre, il faut bien l’avouer, alors n’hésitez pas à lire la très intéressante “Note de lecture” sur Charybde 27. Pour approfondir encore plus, Maria Bejanovska, la traductrice, évoque Živko Čingo et sa découverte de La grande eau sur La République des livres.
éd. Le Nouvel Attila, 2016
224 pages
traduit du macédonien par Maria Bejanovska
Pauline
Illustrations (page de couverture et image à la une) © Giovanna Ranaldi