“Je connais Aja depuis que je suis en âge de penser. Je n’ai pratiquement aucun souvenir d’une période qui l’ait précédée, d’une vie dans laquelle elle n’ait pas existé, aucune idée de ce à quoi elles auraient pu ressembler, les journées sans Aja. (…) Elle vint s’installer chez nous l’année où rien ne nous amusait tant, nous les enfants, que de prononcer nos prénoms à rebours et de nous héler en criant “Retep” ou “Itteb”. Aja ne s’appelait jamais qu’Aja.“
Aja et Evi vivent dans une petite maison bancale, une cabane pour certains, en pleine nature à la sortie de la ville. Zigi passe les voir une fois par an et le temps semble alors s’arrêter, ou passer trop vite, plus rien ne compte quand il est là. Autour d’eux gravitent, Seri, Karl et leurs parents.
Aja entre dans la vie de Seri au cours des jours clairs de l’été et, dès les premiers instants, rien ne semble pouvoir les séparer. Un été plus tard, Karl débarque dans leur vie et c’est comme s’il avait toujours été là, à partager leurs jeux et les branches des tilleuls. C’est sous la bienveillance de leurs mères respectives – qui mirent plus de temps à s’apprivoiser et à faire tomber les barrières de leurs différences – que les trois amis grandissent, traversent l’adolescence et entre dans la vie d’adulte. Leur relation triangulaire est telle que l’absence d’un seul d’entre eux semble désaccorder le sens de leur vie.
C’est avec ses yeux d’enfant que Seri relate le passé, avec ce regard qui remarque mais qui ne s’étonne pas de l’asymétrie d’une maison, du mode de vie des adultes, de ces détails qui font tout le charme d’un lieu ou d’une personne dans l’enfance mais toute leur différence à l’adolescence. Entre les étourderies d’Evi, les errances de la mère de Karl et la vie entre parenthèse de la mère de Seri, l’existence des adultes semble être en suspension jusqu’à ce que Seri, Karl et Aja décident de partir à Rome, à la découverte du monde et d’eux-même. Ils partent vers la chaleur du Sud pour laisser derrière eux les hivers neigeux de Kirchblüt et la bulle protectrice que leur mère avaient créée pour eux. Mais, peu à peu, des secrets enfouis, petits et grands, ressurgissent, jetant une ombre sur les jours clairs du passé. Chacun va alors tenter d’y faire face à sa manière et d’accepter la réalité entre Rome et Kirchblüt.
“Je pleurais parce que nous commencions à avoir nos vérités à nous, à ne plus nous fier aux histoires de nos mères, à inventer notre monde selon nos propres mesures, et parce que les années colorées et bruyantes de notre enfance étaient derrière nous. Nous n’attendrions plus, nous prendrions notre souffle et plongerions dans la vie comme dans l’eau profonde, et nous nagerions vers le monde extérieur aussi loin que nous pourrions“
Les jours clairs est un roman qui se savoure. Zsuzsa Bánk sait retranscrire le charme des souvenirs d’enfance et nous faire voyager avec les mots. Son texte nous happe dès les premières lignes pour nous emmener avec Aja, Seri et Evi au milieu des champs et des acrobaties de Zigi. Comme tout bon roman ce n’est pas un texte qui se lit mais qui se vit – parce que l’on voit Aja et ses amis grandir, on ressent les rayons du soleil illuminer les visages et le froid qui s’immisce dans la maison mal isolée, on respire l’odeur des gâteaux sortis du four, on entend le grincement du portillon trainant sur le sol terreux… Et en même temps tout cela reste insaisissable, comme des souvenirs naviguant dans les méandres de la mémoire, aussi flous que réalistes, aussi proches que lointains.
À travers son écriture atypique l’auteur nous emmène sur le territoire de l’enfance, de la famille, de l’apprentissage de la vie. Elle nous parle d’amour, d’amitié et de mort, loin des clichés et au plus près des petits détails qui font la force des souvenirs. Elle écrit sur la nature différente des liens qui se tissent entre des enfants, entre des adultes. Aussi simples et spontanés pour les premiers, que complexes et parfois retenus pour les second. Elle nous raconte comment des secrets enfouis peuvent remettre en question ces liens tissés serrés qui s’étirent, se resserrent, se distendent aux gré des états d’âme de chacun. Comment des itinéraires divergent pour mieux se rapprocher. Surtout ne jamais se perdre de vue, jamais totalement.
Sous sa plume les handicaps et les épreuves ne sont pas des barrières, elle sait les transformer en détours – quand ce n’est pas en raccourcis – sur le chemin de l’existence. Au-delà des personnages insaisissables, l’auteur a su créer une atmosphère en perpétuelle mouvance, dans la chronologie comme dans les saisons. Son écriture est pleine de justesse sans jamais imposer une seule vérité. Elle laisse ouverte la porte de tous les possibles, des changements de direction, des brutales bifurcations comme des lentes circonvolutions sur le parcours de la vie.
Les jours clairs n’est pas seulement un livre qu’on a du mal à refermer, c’est un roman qu’à peine fermé on a envie de recommencer pour s’imprégner encore de cette atmosphère particulière, revivre les étés à Kirchblüt, revoir Aja et Evi faire une roue pour se saluer…
De parents hongrois, Zsuzsa Bánk est née et a grandi en Allemagne, pays d’exil de ses parents à la suite des répressions liées à l’insurrection de Budapest en 1956. Elle a reçu plusieurs prix littéraires notamment pour Le nageur. L’exil, au cœur de son premier roman, reste prégnant dans Les jours clairs.
Piranha, 2015
539 pages
trad. Olivier Mannoni
Pauline