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Lucie Taïeb Freshkills couverture

Lucie Taïeb – Freshkills, recycler la Terre

Au XVII ème siècle les colons débarquent en Amérique et avec eux commence le massacre des autochtones. Le territoire des indiens Lenapes est subitement accaparé par les hollandais, et une partie de son estuaire est renommée Freshkills par leurs soins. Si en néerlandais, « kills » signifie « courts d’eau », en anglais il prend le sens de « tuerie ». C’est également ici que va se construire New York.
Pendant quelques siècles, les nouveaux habitants du quartier de Staten Island vivent dans d’humbles cabanes au milieu des courts d’eau et des marais. La faune et la flore y sont luxuriantes  et la vie y suit tranquillement son court, alors que la métropole avoisinante devient de plus en plus gigantesque et étendue.
Puis arrivent les ordures : en 1948  ce bout de terre devient alors la décharge de la Grosse Pomme et va accueillir 29 000 tonnes de déchets quotidiens pendant 53 ans.

De véritables montagnes prennent formes, les divers animaux et plantes laissent place aux mouettes gueulardes et aux mauvaises herbes tenaces. Quant aux quartiers résidentiels situés aux abords du site, ils sont continuellement balayés par les relents et la puanteur. En 2001, les débris des Twins Towers mêlés à ceux des victimes viennent ajouter une nouvelle montagne à ce paysage de rebuts. Encore et encore, on retrouve la triste ironie de son nom de baptême néerlandais : les tueries s’enchaînent mais ne se ressemblent pas.

C’est à travers le roman Outremonde de Don DeLillo, que Lucie Taïeb prend connaissance d’une décharge à ciel ouvert, grande de 890 hectares et visible, d’après ce qu’on dit, depuis la lune. Mégastructure des moins glorieuse créée par l’Homme, elle réveille en l’autrice de nouvelles interrogations autour de ces ordures mal-aimées.
Elle se rend sur le site, découvre qu’en lieu et place de tas d’immondices il y a maintenant des petits ruisseaux et de jolis valons. Car un gigantesque travail de réhabilitation a été mené là-bas depuis sa fermeture, dans le but de redonner à ce lieu dévasté et pollué des allures de parc naturel. Ici, on est parvenu à « recycler la terre », et ce non-sens devient une accroche marketing qui tentent d’effacer un passé puant et pollué.

Les ordures sont recouvertes, bâchées et de l’herbe tendre est plantée dessus. Bientôt, des oiseaux reviennent y nidifier.
Les habitants de Staten Island, ceux qui ont été pendant des années contraints à vivre au milieu d’effluves pestilentielles, vont bientôt avec l’honneur de pouvoir gambader et pique-niquer dans un coin de nature. Le déni accordé aussi bien aux rebuts humains comme matériel se matérialise en un enfouissement total.

Comment ignorer qu’à force de ne pas voir, littéralement, que nous avons fait et faisons allégeance à l’ordre qui nous alimente et nous donne une place, nous oublions le prix à payer lorsque l’on vit la conscience divisée ? Il y a l’île, de l’autre côté, la zone sacrifiée, celle qui accueille, celle qui traite, celle qui crève sous les émissions toxiques, celle où le cancer s’attrape comme une grippe. Et ici il y a nous, nos gestes qui sauvent, notre amabilité, nos loisirs intelligents et, bien souvent, notre inquiétude. Il y a nous, et c’est nous qui sommes séparés. Il y a nous, et nous vivons, nous aussi, dans une enclave : dans un semblant de monde, dans des villes souillé de sang, de cendres, des villes qui puent la mort sous leurs pelouses artificielles, leurs espaces végétalisés, qui puent la destruction et le silence, le double langage et l’aveuglement.

Dans Freshkills Lucie Taïeb interroge sur la place des ordures, celles que l’on jette tous les jours et qui disparaissent de nos vies comme par magie. Ces objets accumulés, achetés avec frénésie pour au final être balancés et échouer dans des endroits sombres, dont on ne veut rien savoir. On trie pour se soulager la conscience, car on sait bien que la pollution ronge et gangrène la planète et que les décharges débordent. En mettant en lumière le fait que toutes les grandes villes sont bâties sur des immondices, en évoquant l’apparition de nouveaux continents de plastique, elle rappelle que les déchets ne disparaissent pas, ils sont juste déplacés. Exemples plutôt évocateurs : après la fermeture de Freshkills, les poubelles de New York sont compactées et envoyées en Caroline du Sud. Nos déchets européens se retrouvent en Asie, où des pays entiers deviennent nos dépotoirs.

Ancré dans notre actualité, Freshkills est récit-documentaire évoque également comment nous rendons subitement compte de l’importance (et de l’existence) des éboueurs lors des grèves ou encore du premier confinement de 2020.
Avec l’histoire de la décharge new yorkaise, l’autrice retrace avec une certaine poésie notre relation avec nos déchets et les aberrations qui en découlent. Ces rebus honteux dont on ne sait que faire mais dont on ne parvient pas à stopper la prolifération

Quelques-uns, qui ne respectent rien, quelques-uns, des malpropre, viennent à la nuit tombée (ils vont se faire chopper), franchissent les clôtures, disparaissent dans les herbes folles, et peu à peu – c’est une lutte occulte – inversent la tendance, affaiblissent l’onde négative, s’arrachent à l’apathie, sauvent le lieu de son enfer aseptisé. Ils se souviennent. Quelques-uns, à la nuit venue, quelques cris et quelques joie violentes ou calme : s’allonger sur cette terre sans un bruit. S’allonger avec lenteur et rester là, le ciel étoilé au-dessus, un infini d’ordures en dessous. Comme encore elles bruissent et grouillent, comme encore le sol imperceptiblement remue, comme encore cela vit, dans la montagne monstrueuse.

Lucie Taïeb Freshkills image

Éditions La contre allée
160 pages
Caroline

À propos Caroline

Chroniqueuse

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Un commentaire

  1. Merci madame

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