Mississippi est le premier roman de Sophie G.Lucas (l’auteure n’en est pas à son premier livre aux éditions de La contre allée), un texte remarquable en tout point, peut être le départ, espérons le !, d’une œuvre romanesque riche.
Il est remarquable parce qu’il est structuré, mais surtout audacieux et poignant en plus d’être doté d’un style personnel et confirmé. C’est un texte très évocatoire où l’on retrouve des procédés du réalisme magique sans que l’on puisse le rattacher à ce “genre”. Aucune magie ici à part celle de la plume de Sophie G. Lucas qui parvient à retranscrire ce que la vie a d’étrangement bien fait ou de sadique, avec ces tours maudits et ces retournements extraordinaires.
Une fresque familiale ou ce dont chacun hérite selon Sophie G.Lucas
Dans ce superbe premier roman, des voix s’élèvent depuis le passé, dans leur solitude, elles résonnent comme l’eau qui se jette contre la pierre. Elles sont celles de personnages qui ont fait partie de la même famille ou du moins qui ont vécu ensemble par le passé. Elles sont presque anonymes, solitaires, comme des échos elles semblent dériver jusqu’à nous.
Avec ces voix, on traverse un siècle d’histoire française au prisme de la sensibilité de chaque personnage. Il y a celui qui part en Amérique à la fin du 19ème, ceux qui partent à la ville, ceux qui restent à la campagne, celui qui est envoyé à la guerre ou encore celui qui vit dans les colonies etc.
Une traversée d’autant plus intéressante que l’objectif ne semble pas être celui d’informer mais bien de transmettre la “substantifique moelle” de l’histoire avec le petit “h”, soit ce qui aurait pu être le vécu d’un jeune homme songeur et fougueux ou d’une femme abandonnée par son mari.
En effet si Mississippi est une fresque, son sujet est moins l’histoire que la question de l’héritage et de la transmission.
Le roman raconte comment chaque personnage reçoit en héritage toute une mythologie familiale, un lot d’histoires : les rêves brisés, les espoirs échoués, les vies volées de ses parents, de ses frères et sœurs ou de ses grands-parents. L’idée qui en ressort implique que l’on naitrait avec une sorte de mémoire qui ne serait pas la nôtre mais qui la deviendrait au sein du foyer familial _ comme par contagion plus que par déterminisme _ que l’on transmettrait à la génération suivante et qui nous accompagnerait jusqu’à la fin.
Une idée très séduisante, plutôt convaincante et surtout au potentiel immense adroitement exploité par Sophie G.Lucas.
150 ans d’histoire à l’épreuve de la narration
L’image du Mississippi grondant, bouillonnant, sert de fil conducteur au roman. Le texte raconte comment les vies se télescopent et comment chacun se heurte à son époque, s’abîme contre le mouvement du monde en marche. C’est un livre qui raconte comment l’histoire et l’environnement socio-culturel affectent les individus et influent sur leur vie. Sont centraux l’anonymisation et la violence de la « vraie » vie. Inexorablement la vie des personnages crashe, dévie, se perd et s’éteint avant de s’effacer, d’être oubliée.
Sophie G.Lucas fait du fleuve l’allégorie de la vie : il arrache, empêche, noie, fait émerger etc. Et tout au long du texte, le style est au service de cette allégorie : le monde se transformant de plus en plus vite, le rythme de la narration s’accélère et les vies sont emportées avec la modernité et les horreurs du XXe.
Si l’on pousse plus loin il apparaît que le Mississippi sert aussi de fil conducteur au récit que les personnages font de leur vie. Ainsi ce roman s’intéresse aussi à la narration en général, à la façon dont les histoires sont racontées, comment elles prennent un sens et comment elles circulent (ce qui rejoint le point précédent). On mesure alors la fonction d'”exorcisme” de la narration dans ce texte.
Un travail sur le langage
Dans Mississippi, il y a aussi un intérêt évident pour la question du langage et de sa fonction, il semble que ce soit un des aspects les plus intéressants du texte d’un point de vue littéraire notamment.
Ainsi il y a une véritable recherche et une tentative de la part de Sophie G.Lucas de mettre en mots le passage du vécu, de la sensation brute à la formulation d’une pensée par le langage (il a très peu de dialogues). Par exemple, dans la première partie, des parenthèses créent des apartés, des éléments qui demeurent en suspens comme si tout n’était pas encore assimilé ou assimilable par le personnage. On trouve aussi de longues phrases, des répétitions et de nombreux autres procédés qui traduisent cette recherche.
Impatient, déployé dans tous ses sens, jamais n’oubliera, tout blaireau qu’il fut ( et ce ne fut pas la mer qui l’impressionna, il en avait même senti l’odeur de mort mais) le fleuve, comme une rencontre avec quelqu’un, le Mississippi est une personne, c’est ça se murmure-y-il, et ce qui coule dans mes veines n’est pas le sang de mon père mais l’eau du Mississippi, je suis le fils de Mississippi, C’est mon nom […]
Pour conclure, dans ce premier roman prometteur, on “écoute” des personnages marquants raconter leur combat pour la vie ou contre la vie, pour ou contre les leurs dans un monde dont le cours est en tout point similaire à celui du Mississippi : puissant, sauvage et incessant.
Ils sont tous pourvus d’une dimension tragique évidente mais leurs traits ne sont en rien forcés et il est évident que Sophie G.Lucas ne voulait pas raconter l’histoire de héros mais bien celles des “petites gens”.
Elle y parvient habilement dans une langue riche et envoûtante.
Collection La Sentinelle
192 pages
Marisol